Un coup de coeur du Carnet
Karel LOGIST, La Traversée des habitudes, Tétras Lyre, 2016
Il y a des livres qui ont cette curieuse propriété : on les lit d’une traite, on les referme, et, on ne sait pas trop pourquoi, on se sent tout guilleret. On siffloterait même toute la journée un air de Brit Pop en faisant la queue à la poste ou au supermarché. Oui. Malgré le temps maussade et les nouvelles franchement pas joyeuses que déverse la radio. La Traversée des habitudes, dernier recueil en date de Karel Logist, pourrait fort bien, pour certains et certaines, être un ouvrage de cette trempe.
C’est qu’en cinq fois douze textes, Karel Logist y traverse le monde, rencontre des gens, nous fait des confidences, tire le portrait de ses amours de toujours ou de ceux de passage, philosophe sur l’écriture, papillonne, léger et serein, du désir aux larmes, de la tristesse à la joie. C’est qu’en n’édulcorant rien, Karel Logist parvient, par je ne sais quel miracle, à rendre la vie pétillante à l’extrême.
Peut-être que le choix formel de Logist y est un peu pour quelque chose. Je veux dire : Nous vivons à une époque où, en poésie, tout est possible. S’inventer de nouvelles normes, s’affranchir de plus anciennes, jouer de la mise en page et de la typographie, écrire en vers, en blocs de texte ultra compacts, jouer du blanc de la page, etc. Le choix de Logist est, quant à lui, à la fois modeste et très ambitieux.
Modeste parce qu’il inscrit ces 60 poèmes dans une très vieille tradition, celle du sonnet. Désignant d’emblée celui ou celle qui s’y adonne comme « un artisan parmi les artisans ». L’inscrivant de fait dans une lignée, une histoire débutée dans la nuit des temps. Les thématiques qui traversent les poèmes de Logist sont elles aussi bien anciennes : amours diverses et considérations sur le fait d’aimer, temps qui passe, portraits des amis et des amies, de ceux et celles que l’on côtoie au quotidien, sur un marché ou dans un autobus… Quoi de plus « traditionnelles » que ces choses-là ? Oui mais voilà : Logist est goguenard, Logist aime le jeu. Ne se conforme pas stricto sensu à la tradition. La pousserait même à aller voir ailleurs. À défricher de nouveaux territoires. Oui, il y a ici des poèmes où ça rime. Mais très peu. Oui, il y a ici des poèmes qui alexandrinent. Mais encore moins. Logist en fait ne garde du sonnet que l’essentiel : une machine à ramasser les choses, à aller droit au but. Cela nécessite une acuité certaine du regard. Cela nécessite une gymnastique certaine de l’esprit. Cela nécessite de ne pas trop se laisser distraire, d’enchaîner rapido les mots et les événements. En tout cas, chez Logist, cela donne une langue joyeuse et d’une vivacité qui emballe :
« Quelle époque », grogne-t-elle.
Le bus n’est pas pressé. Il avance à pas d’ours
Lovés sur les sièges du fond, garçons rieurs
aux corps graciles, deux ados se roulent des pelles.
« Quelles moeurs », acquiesce-t-il.
Ils sont vieux comme le monde
désapprouvent de concert parlent un peu de tout
des plaisirs et des jours
Elle se rend sur la tombe
de son deuxième mari
il va à l’hôpital Peut-être une tumeur
Il demande où descendre
« C’est l’arrêt juste avant le cimetière », dit-elle
Je suis seul à sourire dans ma barbe d’imberbe.
Si, dans ses sonnets d’amour au langage précieux et métaphorique, Logist se frotte de façon évidente à la grande tradition poétique occidentale, il y aussi quelque chose de « chinois » ou de « japonais » dans cette Traversée des habitudes. Et pas vraiment en raison de la calligraphie en couverture. Non. Ici et là, et particulièrement dans la première série de poèmes, il y a cet art, très « terre à terre », extrêmement difficile, de saisir les choses. Je veux dire : cette façon sans envolée, sans « effet poétique ». Logist, comme tant d’autres, aurait pu ici tomber dans le mièvre ou le sans aucun intérêt. Mais c’est tout le contraire qui a lieu. C’est que Logist est un maître, vraiment, usant à merveille du contre-point, de la pirouette inattendue, donnant soudainement, à un « sujet banal », une bien fière allure :
Il a appuyé son vélo
au coin du banc de bois
Il lit Debord
au bord de l’eau
Et la société du spectacle
ou un reflet d’or sur le fleuve
lui fait plisser
son jeune front
Il prépare des examens Il voit des filles
Il est sur le versant ascendant de sa vie
et comme il s’aime bien, il like ses selfies
Un canard plonge sous nos yeux
Je le salue nous sommes
tous les trois de passage.
Au total, on a ici à faire à un recueil plus que plaisant. On aurait même à faire à un Logist en toute belle forme. La Traversée des habitudes ? Une chose à lire et à relire, donc, moi je dis.
Vincent Tholomé