Lire ou relire Jean Ray ? Oui et oui

Un coup de coeur du Carnet

Jean RAY, Les contes du whisky, Paris, Alma, 2016, 283 p., 18 €
Jean RAY, La cité de l’indicible peur, Paris, Alma, 2016, 253 p., 18 €

ray whiskyLa question de la disponibilité des droits ayant trouvé une solution, les éditions Alma se lancent aujourd’hui dans un nécessaire et ambitieux programme de rééditions de Jean Ray. Comme le dit Arnaud Huftier, maître d’œuvre de ce travail, on a malheureusement perdu une génération de lecteurs. Il faut maintenant tenter de réimposer le nom de Jean Ray dans l’univers francophone dont il était presque totalement absent depuis la fin des années 80 et les publications chez NéO, si l’on excepte les trois titres disponibles dans la collection Espace Nord. Par contre, il n’a jamais cessé d’être édité dans d’autres langues et est encore considéré aujourd’hui, en dehors du domaine francophone, comme un auteur majeur de la littérature et pas seulement de la littérature de l’étrange.

Grand écrivain, il l’est par son imagination débridée, par sa capacité à renouveler son inspiration. Grand écrivain, il l’est par la complexité de son imaginaire, ses réseaux d’images qui, tout au long de son œuvre, se densifient, s’interpénètrent, se tissent de manière renouvelée. Grand encore par sa technique narrative, maîtrisant parfaitement l’ellipse et le non-dit, comme dans « Irish Whisky », le texte inaugural, des Contes du Whisky (comment le vieux Thomas Wade accepte finalement de parler de Gilchrist). Ou à la manière dont dans Malpertuis s’imbriquent les récits des différents narrateurs. Et puis, il y a cette façon de mêler les cultures, les références littéraires (plus anglo-saxonnes et allemandes que francophones) voisinant avec les croyances populaires. L’art encore de permettre plusieurs niveaux de lecture de ses textes, du plus naïf au plus élaboré. Enfin, il y a le style, parfois mal compris parce que l’on comprenait mal le propos de Ray. Comme l’explique Arnaud Huftier dans la postface, le Gantois utilise une technique de narration behavioriste, ne décrivant pas la psychologie des personnages, mais les montrant dans la rudesse de leurs propos. Et l’hyperbole ainsi que le vocabulaire parfois rare sont les moyens nécessaires à la mise en œuvre de ce projet.

Dans la littérature de l’étrange, par rapport à Hoffmann, Poe, Lovecraft, Ray développe une voie originale, ainsi que le résume A. Huftier : « Derrière les apparences benoites et au secret des demeures claquemurées gisent les choses cachées qui démantèlent l’ordre du Monde et font accéder aux gouffres de la folie. »

Donc, oui, il faut lire ou relire Ray. Et dans une édition qui innove. C’est la première fois qu’est tentée une véritable édition complète, puisque Alma va republier tous les textes majeurs, y compris Saint-Judas-de-la-nuit, en volumes séparés. La publication doit s’achever à l’automne 2018.

ray citeParticularité de l’entreprise d’Alma, elle reprend les éditions originales. Depuis les rééditions Marabout dans les années 60, l’habitude a été prise d’intervenir dans les textes pour faire disparaître ce qui était jugé moralement incorrect, principalement un antisémitisme parfois marqué, antisémitisme des personnages plus qu’un antisémitisme d’auteur. Reprendre cet aspect certes moins reluisant est néanmoins nécessaire pour restituer le sens de la démarche littéraire de Jean Ray ; après ses années de détention, cet antisémitisme disparaît. D’autres interventions éditoriales sont plus étonnantes, comme de supprimer, dans « Le crocodile », cette phrase où Jean Ray fustige Paul Bourget « qui écrit les choses les plus fausses du monde ».

Pour éclairer les différentes facettes de Jean Ray/John Flanders, les romans et contes de la collection seront à chaque fois suivis d’une sélection d’une dizaine de textes, inédits en volume. Au mois de mai 2016 ont paru Les contes du whisky et La cité de l’indicible peur. En novembre ce sera La croisière des ombres. Les illustrations de couverture ont été confiées à Philippe Foerster.

Le fait que Jean Ray soit à nouveau disponible aujourd’hui résulte de l’obstination de l’Amicale Jean Ray à débloquer une situation particulièrement confuse. L’association poursuit également un travail de recherche et de publication de textes rares et inédits en livre, qui témoignent des autres axes de l’œuvre de Ray : ses contes disséminés dans un grand nombre de revues, ses articles journalistiques, ses textes pour la jeunesse, sans compter la première édition critique des Harry Dickson.

Rappelons encore la magistrale étude d’Arnaud Huftier, directeur de la collection chez Alma, Jean Ray, l’alchimie du mystère, parue en 2010 chez Encrage / Les Belles Lettres.

Cette réédition chez Alma entraînera cependant à terme la disparition des titres de Jean Ray au catalogue Espace Nord.

Joseph DUHAMEL

♦ L’interview d’Arnaud Huftier par Edmond Morrel sur espace-livres.be