Un coup de cœur du Carnet
Timotéo SERGOÏ, Les cages thoraciques, Le Cormier, 2016, 64 p.
À chaque seconde, il y a un fou qui naît, à chaque seconde, il y a un sage qui meurt. (1, 2, 3 secondes.) À chaque seconde, deux animaux s’embrassent, à chaque seconde, les adultes s’en moquent. (1, 2, 3 secondes.) À chaque seconde, un cosmonaute rit, à chaque seconde, un scaphandrier pleure et plonge dans ses larmes. (1-2-3) (…) À chaque seconde, un couple se déchire, à chaque seconde, tu ne me manques pas. (1-2-3) Que tes éclats de rire. (4-5-6) Et tes mains dans le noir. (7-8-9) Et ta bouche, quelquefois. (10-11-12) Je t’attends sous l’horloge.
Timotéo Sergoï ? Déjà entendu parler ? Non ? Moi, j’imagine ceci : Timotéo Sergoï voyage, va partout dans le monde, à Melbourne, Sydney, Moscou, y montre ses marionnettes, y vit sa vie d’homme de théâtre, se frotte à la vie comme elle va, à la rude, dans les grandes cités, écrit entre deux avions, entre deux cafés, mais, a priori, pas directement à propos de ce qu’il aura vu, entendu, côtoyé, et pas directement à propos de ses misères, états d’âme personnels. Timotéo Sergoï serait, a priori, plutôt du genre à ne mettre en avant, dans ses poèmes, ni ses tourments, ni ses humeurs, ni ses rencontres. C’est que Timotéo Sergoï serait plutôt du genre à aimer la facétie, les mécaniques poétiques, les poèmes qui s’écrivent « tout seuls », je veux dire : les poèmes qui seraient comme des pièges à rêves, qui une fois lancés donnent l’impression de ne jamais s’arrêter, tant ils débordent de joie et de plaisir, tant leur auteur laisse la part belle à la langue elle-même, au plaisir qu’il y a à enchaîner mot sur mot, phrase sur phrase.
On pourrait, bien sûr, gloser des heures sur les raisons poussant quelqu’un à écrire de la sorte. On pourrait se dire qu’il y a là une pudeur, une réserve délibérée ou un désir de conserver pour soi, coûte que coûte, un jardin privé. On pourrait aussi se dire, autre hypothèse, qu’écrire de la sorte tient à distance, évite que la rudesse du monde nous colle trop à la peau ou nous brûle trop intensément. On pourrait encore dire que des poèmes écrits de la sorte sont comme des gri-gris, des amulettes de langue. Ils fonctionneraient ainsi comme fonctionnent les comptines et autres ritournelles pour enfants, comme des totems anciens nous préservant – magiquement, pourrait-on dire – des durs événements ayant lieu dans nos proches parages. Nous aidant, en tout cas, à poursuivre, à aimer poursuivre, malgré tout. Derrière la légèreté apparente, derrière la langue lancée à toute vapeur, faisant son show, pourrait-on dire, derrière l’humour et l’invention, les formules surprises surgissant comme des diables goguenards hors de leurs boîtes, il y aurait des drames de toute nature qui se laisseraient alors deviner, en filigrane, sans insister, l’air de rien. Car, oui, à bien y réfléchir, c’est terrible que des fous naissent tous les jours, que des sages meurent, que des adultes se fichent de ce qui se passe autour d’eux, que des couples se déchirent, que quelqu’un vous manque.
Terrible et triste.
Tout cela peut contaminer. Nous rendre si facilement moroses et tristes. Pour lutter contre la sinistrose ambiante et galopante, Timotéo Sergoï se retrousse les manches et dresse des listes. Des catalogues hétéroclites et drôles de choses, d’êtres et de situations hétérogènes. Use aussi de formules répétitives, comme s’il fallait taper sur le même clou. Et cela marche. Emporte notre adhésion. C’est que Timotéo Sergoï a une façon toute particulière de dresser ses listes. Tout d’abord, il y a, chez lui, ce goût de l’hétérogène, cette façon de bâtir des ponts entre des éléments dissemblables, de sorte qu’une baleine peut aisément cohabiter avec une chaise, des carpes avec des femmes, de sorte que cela ménage des surprises, de sorte que l’on est sans cesse en éveil, brinquebalés d’un être à l’autre, de sorte que chaque poème de Timotéo Sergoï pourrait, potentiellement, embrasser le monde entier. Oui mais. Il y a aussi, chez lui, cet art – rare – de savoir clore une liste. De savoir doser. De ne pas laisser les choses aller d’elles-mêmes. De savoir jauger, en somme, l’instant où les choses cessent de faire du bien et où il est temps de conclure. Et puis, il y a cet art de la chute aussi. Cette façon de nous envoyer vers ailleurs. Dans une autre dimension, autre couche, que celle, déjà si hétéroclite, minutieusement élaborée dans la liste.
Dit autrement : sous des apparences simples – quoi de plus « simple », en effet, que de dresser une liste ? –, Les cages thoraciques est un petit bijou. Les poèmes, parfois titrés par des onomatopées – COUIC !, VVVVRRRRRRRR !, PAF !, etc. –, ou des verbes – PARTIR, CHERCHER, MARCHER, etc. –, ou des signes typographiques, ou autrement encore, forment eux-mêmes des listes hétérogènes, comme si nous étions, à l’infini, dans un jeu de poupées russes, où chaque partie se renverrait l’un à l’autre, où tout finirait, au bout du compte, par faire communauté.
Les cages thoraciques ? Un bien beau livre, en somme.
Un regret pourtant : ne pas avoir à disposition, quelque part sur le net, les poèmes de Timotéo Sergoï lus par l’auteur. Ça doit valoir le coup, pourtant, je pense.
Non ?
Vincent THOLOMÉ