Colette NYS-MAZURE, Quand tu aimes il faut partir. Sur « Maternité » de Modigliani, Invenit, 2016, 71 p.
Publiée par les éditions Invenit à Tourcoing, la collection « Ekphrasis » confie à des écrivains le soin de commenter en toute liberté un tableau remarquable. Colette Nys-Mazure, qui avait déjà signé en 2013 Valloton, le soleil ni la mort, consacre aujourd’hui un opuscule à Maternité de Modigliani : Quand tu aimes il faut partir. L’intérêt principal de ce livre, nous semble-t-il, est de poser implicitement plusieurs questions épineuses quant à l’approche littéraire de l’œuvre picturale, entre observation visuelle, informations biographiques, rapprochements avec d’autres peintres, citations d’écrivains, intuition personnelle, interprétations téméraires. Maternité représente la compagne du peintre, Jeanne Hébuterne, tenant sur ses genoux – sans la retenir, précise l’essayiste – leur petite Giovanna. « Derrière la jeune fille qu’il a faite femme et mère, je déchiffre la figure tutélaire d’Eugénie », la mère de Jeanne ; « la tristesse suinte de cette œuvre » ; « j’emporte une image tout à la fois désolée et roborative » ; « « on ne nous aura pas. Je résiste, moi aussi » affirme Jeanne ». Aucune de ces assertions, notons-le, n’est vraie ni fausse : C. Nys-Mazure a fait résolument le choix de l’appréhension subjective en vue d’expliciter les significations profondes du tableau, qui pour elle sont principalement des significations affectives.
Le plus clair du livre, pourtant, est constitué d’indications sur la vie de Modigliani, ce qui semble contredire l’épigraphe initiale : « l’œuvre avant tout, et non la complaisance biographique, volontiers anecdotique. Il arrive cependant que l’étude d’une vie, d’une époque confirme les intuitions surgies face au tableau. » Et l’auteure d’avouer avec une belle franchise sa perplexité : « alors contempler, percevoir, incorporer, réfléchir, tenter de mettre en mots pour donner à partager ? » Prenons pour exemple l’importante question du regard dans le tableau, celui des deux personnages étant tourné vers le spectateur. C. Nys-Mazure rappelle que, dans les innombrables « vierges à l’enfant » des siècles précédents, il arrive que la mère regarde d’un côté et le fils de l’autre – à quoi l’on pourrait objecter que, plus souvent, elle regarde le nourrisson dont les yeux se tournent ailleurs, ou encore qu’elle garde les paupières baissées. Mais en effet, le choix de Modigliani – peintre et spectateur tous deux cibles d’un double regard – n’est pas neutre ou insignifiant. De plus, seul le contour des yeux est dessiné, sans détail interne : « les visages ressemblent à des masques au travers desquels filtre le bleu du regard », « ces quatre yeux bleus en amande scrutant le regardeur parlent d’un au-delà des apparences », « quatre yeux nous regardent par les fentes des visages calmes et nous interrogent : « toi que fais-tu de ta vie ?« ».
On l’a dit, C. Nys-Mazure a délibérément choisi la voie de la subjectivité, escomptant que celle-ci, mieux que toute autre méthode, l’amène à découvrir une certaine « vérité » du tableau et/ou de l’artiste. Si le pari n’est pas perdu, reconnaissons que ce qui est ainsi découvert n’est pas tant l’objet d’étude – lequel d’ailleurs va bien au-delà de la toile proprement dite – que la relation intime progressivement tissée entre l’essayiste et cet objet. Ainsi le lecteur sera-t-il peut-être surpris par le récit détaillé d’un « rêve étrange d’amour dévorant que je pourrais prêter à Jeanne Hébuterne, l’innocente qui ne peut prévoir son destin. » Ainsi l’auteure n’hésite-t-elle pas à évoquer longuement sa propre expérience de la filiation et de la maternité, dans une sorte de parallèle hypothétique avec la compagne de Modigliani… Ce dernier voulait, en peignant, trouver « l’invisible sous le visible », comme il le fit notamment avec un portrait de Franz Hellens qui se révèlera prophétique. « J’y déchiffre la réalisation de l’aspiration profonde de Modigliani : peindre du dedans », écrit l’essayiste. Au-delà d’un biographisme qui n’a d’autre fonction que celle de garde-fou, l’on voit que sa démarche procède spéculairement de l’obsession même qu’elle prête à l’artiste : ressentir et comprendre le visible de l’intérieur.
Daniel LAROCHE