Un coup de coeur du Carnet
Boustro, revue plastique et poétique animée par Laurent DANLOY, Pascal LECLERCQ, Karel LOGIST et Paul MAHOUX, n° 2, juin 2016
Quelle ébullition revuistique dans la Cité ardente, et de quelle qualité ! En décembre 2015, le premier numéro de Boustro, « fruit de rassemblements autour de l’amitié et de la recherche du bel-être » s’y multipliait à 200 exemplaires « numérotés et choyés » et essaimait hors du nid que lui avaient amoureusement ménagé pour l’occasion les éditions du Tétras-Lyre. L’empennage de ce drôle d’oiseau rassemblait Véronique Janzyk, dont les proses calibrées chutent dans le temps à la faveur d’un séjour à Corfou (là où les touristes allemands ignorent que « le silence est parfois une langue aussi ») ou dans la chambre 350, occupée par cet être cher dont le cœur est grignoté par « une cellule folle qui grandit » ; Serge Delaive, avec une suite d’épures où les accents d’une douleur lancinante se mêlent à une révolte éjaculée « debout / sous la voie lactée » ; Yolanda Castaño, poétesse espagnole dont son traducteur Frédéric Bourgeois a rendu la narquoise « beauté d’épi » de ses vers, qui circulent en ligne brisée jusqu’au rendu de la terrible sentence : « Seule la vérité rend / esclaves » ; Maxime Hanchir enfin, qui livre une série de portraits subtilement biseautés, tracés d’un fusain sensible non dénué d’ironie, doux-amer juste ce qu’il faut. Ajoutez à cela les présences flottantes et anxiogènes, silhouettes intubées et autres loups ectoplasmiques dessinés par la Marolienne de Liège Sofie Vangor, et vous obtenez un carnet de « Poésie Pur Porc », à lire à hue et à dia, de traviole et de guingois, à l’envers comme à l’endroit.
Cet œuf était déjà tellement atypique qu’il aurait pu faire croire à une ponte unique. Eh bien, l’éclosion du numéro 2 dément la couvade et confirme la couvée ! En quelques mois, Boustro a grandi, a forci, s’est couché sur papier ivoire pour se relever illico, prêt à prendre son essor. Les gravures grinçantes qui le rehaussent, signées Olivier Deprez, donnent à ce cahier aux coins délicatement arrondis, une tonalité macabre qui n’est pas sans évoquer l’art d’un Frans Masereel. Remis au goût du jour, bien sûr, et ajusté au monde contemporain sans forceps ni grosses ficelles : car si une tête de mort apparaît, ce n’est pas ailleurs que sur l’écran d’un ordinateur dans lequel semble se mirer un internaute pantelant de solitude.
Comme pour marquer que la cohérence subsiste en deçà du polymorphisme, quatre noms d’écrivains se rencontrent à nouveau au sommaire. À commencer par Olivier Dombret, figure connue des éditions Maelström et de leur Troupe Poétique Nomade, qui laisse déambuler son corps dans la ville. S’installe, entre ces deux dimensions de sa perception, une réciprocité aérienne, au fil d’un texte à inhaler doucement et qui nous rappelle au passage que l’oxygène peut enivrer mieux que n’importe quel alcool.
Caroline Lamarche confie des pages vibrantes à propos de sa mère, de « la femme douce qu’elle était » et que la macula contraint désormais à « lire par l’oreille » et à écouter la télévision. Avec cette sobriété caractéristique de l’émotion vraie, Lamarche compare sa situation de témoin d’un déclin physique à celle d’un artiste péruvien dont elle décrit le projet fou : il s’agissait de régler un problème lié au dérèglement climatique en repeignant en blanc des montagnes asséchées, et grâce à ce moyen détourné, d’y faire revenir le gel et la neige. Lamarche explique que
Pour faire contrepoids aux événements j’ai décidé d’être comme ce paysan péruvien armé de son seul pinceau. De remplacer la surenchère des plaintes par une action dynamique qui recrée du bien-être, artificiellement, certes, mais au moyen d’un procédé naturel : l’écriture. Elle seule permet à mes idées de se remettre à circuler comme des ruisselets limpides.
Les « bonnes feuilles » que Boustro a le privilège d’accueillir augurent d’un texte majeur dans le genre de « l’écriture de l’intime », dont on attend avec impatience la divulgation intégrale.
À ces pages intenses succède la poésie resserrée de Martin Wable. Ses strophes carrées frappent le centre de chaque page, pour former une suite d’instantanés que le lecteur est invité à ponctuer mentalement. L’on y progresse par achoppements successifs, car chaque étape marque « le pas qui manque à l’homme pour passer au-devant de lui-même ». Une poésie qui semble a priori nous tenir à distance sous ses dehors quelque peu formalistes, mais qui, dès qu’on s’y attarde, restaure le trouble et fait chanter le déséquilibre loin derrière nos yeux.
Enfin Moyano vient, avec cinq poèmes qui coulent de source ; celle de la mémoire en prise directe avec l’âme et les tripes. Un rythme déconcertant de justesse, une allure de « beat generation » où flash-back, souvenirs, impressions du moment, bibelots familiaux et voix intérieures se mêlent pour créer un baroquisme ensauvagé, hispano-belge en diable comme en bondieuserie. « Pourquoi je vois tant et tant de films ? / j’aime tant lever les yeux au ciel » s’interroge et se répond l’homme au cœur d’enfant. Moyano ? Un mystique au rire franc, que « les hypernerveux à l’agenda surchargé » ne remarquent pas quand ils le bousculent sur un trottoir de Bruxelles. Boustro nous offre de le croiser, de le dévisager, de le reconnaître.
Au fait, « Boustro », ça vient d’où, ce nom, qui reste ventru malgré l’apocope ? Consulter une encyclopédie en ligne vous mènera sur une fausse piste. L’acquérir reste le meilleur moyen de comprendre.
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