Jean-Philippe Toussaint, entre brouillons, vérités et fictions

Stéphane CHAUDIER (dir.), Les vérités de Jean-Philippe Toussaint (collectif), Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2016, 268 p., 20 €   ISBN : 978-2-86272-678-6

verites-toussaintPasser à la loupe de la critique universitaire l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint, en ses méandres, ses repentirs, et ses lignes toujours décalées, n’est pas une sinécure.

D’une part, parce que l’écrivain, réalisateur et photographe alimente en ligne un site de création, générateur d’autant d’indices que dans un Cluedo. Y figure pour chacun de ses livres un ensemble de données que, généralement, peu d’écrivains ouvrent au monde des lecteurs. On y trouve ainsi des états différents du manuscrit au cours de son écriture et jusqu’à son aboutissement ; une section reprenant des « plans, variantes, débris », qui ont été abandonnés mais alimenteront peut-être une partie d’un autre ouvrage ; des brouillons, fac-similés, et notes diverses, s’attardant sur tel point central ou secondaire du livre, ou apportant, par un échange de correspondance avec l’une ou l’autre personne, des précisions parfois purement fortuites, parfois tout à fait intéressantes, à propos d’un aspect du livre (enfin) terminé et publié, et soumis à la critique littéraire (comptes-rendus à l’appui).

La Toile comme une maison de verre

Les thèses et autres mémoires universitaires ne sont eux-mêmes pas oubliés, et pas seulement en tant que références, puisqu’ils sont disponibles à la lecture en ligne. Toussaint n’est pas le seul écrivain contemporain à utiliser le champ des possibles sur la Toile. Dans cette espèce de maison de verre, il publie également comme d’autres des textes inédits, mais il est sans doute l’un des plus exhaustifs dans la mise à disposition (évidemment ludique mais contrôlée) du matériau soumis au décryptage de son œuvre personnelle. La seconde difficulté qui peut se présenter quand on aborde l’œuvre de Toussaint à l’aune de la critique universitaire, réside dès lors dans la constante illusion de maîtrise qui naît de cette profusion d’éléments visibles, tenant à distance le regard, alors qu’on pourrait les croire posés là pour « s’en rapprocher ».

Épluche-moi un oignon

La mise en abyme récurrente fait partie en effet des stratégies narratives déployées par l’auteur, de telle sorte que dès qu’on ôte l’une des épluchures de l’oignon (pour reprendre une expression de Queneau), cette épluchure qui pouvait apparaître comme superficielle révèle en soi tout un contenu implicite et explicite, nourrissant elle-même la couche suivante : non seulement elle n’est pas « de surface » comme on l’avait cru, mais elle est parfois tellement accentuée que cette couche qui apparaissait telle un petit détail accessoire, devient l’une des clés pour accélérer la dynamique romanesque. C’est aussi vrai pour les sentiments, les détails de la vie quotidienne, la description d’un paysage ou d’une scène dans un train, que pour les questionnements, réflexions, incertitudes et réticences (avant action ou renoncement) qui traversent l’esprit du narrateur dans ses livres.

Autoportraits et niveaux de langue

Aussi peut-on saluer à la fois l’audace (et l’abnégation) de la vingtaine de chercheurs et enseignants universitaires qui, en 2012, ont abordé au cours d’un colloque organisé par l’université de Saint-Étienne, Les Vérités de Jean-Philippe Toussaint, dont les actes paraissent aujourd’hui. Venus de Lyon, Paris, Oxford, Bruxelles, Liège, Louvain, Sherbrooke, Leiden ou Zhejiang (à propos de Toussaint, l’Asie ne pouvait être absente), les intervenants interrogent l’œuvre essentiellement écrite de celui qui est aussi commissaire d’expositions (au Louvre, à Bozar), et qui, au moment du colloque, n’avait pas encore publié Nue (Minuit, 2013), quatrième volet de l’ensemble romanesque consacré à Marie Madeleine Marguerite de Montalte. Parmi ces contributions, certaines sont plus attirantes que d’autres, c’est la loi du genre, non ? Très subjectivement, on retiendra le texte de Jean-Bernard Vray, qui traite du thème de l’autoportrait, se référant à la peinture et à ses codes autant qu’au port d’un couvre-chef (canotier, bonnet, casquette…). Également celui d’Isabelle Dangy, reliant les évocations nombreuses de lumière/obscurité à la notion de mélancolie et de rapport au monde. Ou encore celui de Fabien Gris qui évoque la question, plus fondée qu’il n’y paraît, des « vulgarités » (merde, putain, foutre, chatte, trou du cul…) et des niveaux de langue dans les textes de l’écrivain : moins fantaisistes et jouissifs (Rabelais ou Queneau) que « porteurs de perturbation », ils ont ce caractère particulier d’être destinés à déstabiliser le texte, et à lui donner dans certains pics de tension romanesque, « de brutales accélérations ».

Pierre Malherbe