Où l’on plonge avec délice dans un livre de grand sauvage

Un coup de coeur du Carnet

Antoine BOUTE, Inspectant, reculer, ONLIT, 2016, 272 p., 18 €, ePub : 8.99 €   ISBN : 978-2-87560-080-6

─ Ah Freddo ça va être démentiel notre mariage !
─ Putain de bordel de merde oui ma chérie (…) Se marier c’est punk, il nous faut un mariage punk ! Ça fait : on y croit, on croit en la société humaine, on croit en ses règles, ses us et coutumes, on fait semblant d’y croire, c’est rigolo (…) Le meilleur plan pour que ce soit destroy.

boutePour sûr : Inspectant, reculer est ce de genre de livres qui aura bien des détracteurs. C’est qu’Antoine Boute n’a jamais fait dans la dentelle pastel impressionniste. Son dernier opus en date ne déroge pas à la règle. Certains, certaines, pourraient voir dans l’usage « cool » et marrant d’un vocabulaire, disons, « choisi », voire « branchouille », une attitude un brin racoleuse. Les mêmes pourraient se dire que, décidément, les scènes provoc’, outrancièrement rigolotes et trash qui, comme d’hab, émaillent le récit du sieur Boute, dans le fond, ça n’est rien d’autre qu’une manière de poser. D’endosser les habits de « celui à qui on ne la fait pas », « celui qui écrit et qui aime ça parce que c’est rigolo d’écrire et d’inventer des blagues alors autant rire et faire rire plutôt que faire de cette affaire une chose sérieuse à tirer des tronches tristes jusque par terre ».

Bon.

C’est une façon de voir Antoine Boute. Une façon de lire ses livres ou de l’entendre performer ses textes délirants sur scène.

Il existe pourtant d’autres façons de cerner le gaillard, je pense, non ?

─ Toi tu être une fameux chaman hé ! J’avez étions avoir eu un longue défilé de sexuelle poésie fabriqué par un enfant dans ma oreille, à la traverse de ton voix (…) Ça pourriez intéressons quelqu’une de autre. Freddo ça s’appelle. Tu pourriez la guérir d’une problème de le mémoire ? Il savons plus de les souvenirs qui être perdus entre les trous neurones cause que trop buvard de les alcools tandis que son mariage.

D’abord, on pourrait voir en Antoine Boute un poseur de bombes, un sacré dynamiteur de langue. On pourrait même voir en lui notre dernier grand « sauvage » en date. Vous savez, ce genre d’auteurs qui, tout au long de notre « histoire littéraire », aura chahuté le cocotier des « belles lettres », largué ses bombes H sur la bien-pensance et la bienséance en col blanc. Il ne le fait bien sûr pas à la façon d’un Charles De Coster ou même d’un Jean-Pierre Verheggen. Il le fait comme un garçon de son âge dans le monde de maintenant. Il le fait en guérillero parfaitement au courant du fait que, eh bien, la littérature bien propre sur soi est partout. Dans les médias. Dans nos librairies. Dans nos bibliothèques. Du coup : quelle place reste-t-il pour une littérature autre ? Une littérature qui ne rentrerait pas dans le rang ?

Peut-être dès lors pourrait-on « lire » les « outrances » de Boute, son usage « racoleur » de la langue, comme une lutte au finish. Une façon d’aujourd’hui d’affirmer que, non, la littérature n’est pas que du roman mainstream, oui, il y a encore d’autres pistes à explorer, d’autres usages de la langue à inventer.

Quels usages ?

Celui de l’outrance, bien sûr. Celui de la caricature ensuite. Dans le fait de faire parler la flamande Karolien, l’inspectrice du livre, comme jamais aucun flamand n’avait parlé, en confondant systématiquement les temps de la conjugaison, le genre des noms, les mots eux-mêmes. Celui, encore, de la poésie « inspirée », comme « en transe », lorsque Boute nous donne à lire les mots hallucinés que l’enfant Antoine griffonne à tout-va.

─ oui dans l’idée on répond oui dans l’idée mais t’as vu comme on t’aime oui dit-on on t’aime tristesse que veux-tu, comment veux-tu flaque faire la farce du toi en nous on te veut dans la vie ! ─  (…) ─ on dit oui dans l’idée c’est, aimer-manger l’autre c’est beau c’est doux mais tu ne trouveras pas un d’entre nous qui se portera le sang assez sangle sangle sanglé que pour te darde couper cuivre ta jugulaire ça c’est sûr.

Ensuite, on pourrait voir en Antoine Boute un philosophe quasi « éthique », au sens spinozien du terme. Quelqu’un, en tout cas, qui n’hésite pas à mettre en scène des corps dans tous leurs états. Des corps qui n’ont que faire des « corsets » de la morale. Des corps vivant, en quelque sorte, « par-delà le bien et le mal ». Des corps prêts à tenter toutes les expériences, notamment sexuelles, toutes les substances, surtout l’alcool, pour vivre intensément tout ce qui leur arrive, tout ce qui leur passe par la tête. Des corps vivant les rencontres, les événements, comme le feraient des enfants sans morale, dans le plaisir, la joie et la jouissance.

Tentant, d’ailleurs, de voir aussi dans la façon dont Boute use de la langue comme un écho à cette « éthique ». Comme si cette « éthique » sans morale, sans carcan, gagnait aussi la langue, débarrassée, tout d’un coup, du corset du « bien parler » ou « bien écrire ».

Freddo se sent seul. Ça lui pèse tellement qu’il décide d’aller chez les flics. « Bonjour pardon de vous déranger mais ma femme a disparu le jour de notre mariage. » Tout le monde bidonné dans le commissariat. « Euh c’est pas drôle je me demande si elle ne s’est pas fait manger. »

Enfin, on pourrait voir encore en Boute un lascar très lucide. Il sait que les « excès de langue » et l’éthique comme désir en marche, plaisir de laisser déborder les corps, ça peut effrayer, faire reculer autant les lecteurs, lectrices que les éditeurs, éditrices. Et puis, ça n’est pas follement drôle. De sorte que Boute adore mêler les genres. Faire le grand écart. Frotter ses langues excessives à des genres populaires. Le roman policier, par exemple. L’enquête. On peut ainsi lire Inspectant, reculer comme un roman policier déjanté où, flanquée de Freddo le mari marri, Karolien la fliquette sexy avance pas à pas dans une enquête qui la mènera à vivre de fameuses expériences chamaniques dans des bois aux abords d’une autoroute bruxelloise.

De sorte que, oui, Antoine Boute réussit, avec cet Inspectant, reculer, encore une fois ce tour de force : aborder, mine de rien, des questions cruciales – à mes yeux du moins -, tout en distrayant ses lecteurs, lectrices. Les faisant, ci et là, littéralement mourir de rire tout en posant, comme si de rien n’était, ses bombes à retardement, ses bombes à fragmentation, qui, peut-être, oui, occasionneront, un jour ou l’autre, de bien beaux dégâts.

Vincent Tholomé

♦ Lire le portrait d’Antoine Boute dans Le Carnet et les Instants 189 (janvier-mars 2016)

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