Petits arrangements avec la trahison

Armel JOB, Dans la gueule de la bête, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2016 (1ère éd. Robert Laffont, 2014), 336 p., 9€   ISBN : 9782875681317

job-enCes citoyens-là ne sont pas « né[s] à Leidenstadt sur les ruines d’un champ de bataille », mais vivent à Liège, sous occupation nazie. Lorsqu’il leur sera enjoint, en cette période trouble, d’agir en braves ou en veules, leur hésitation tracera sans ménagement une frontière floue.
Il y a d’abord  sœur Michelle qui, pressée par le clergé, doit accueillir dans son pensionnat Hanna / Annette, une fillette juive, et qui n’accepte qu’à moitié, avant de se rendre compte que cette enfant angélique peut atténuer son creux affectif. Il y a ensuite les Desnoyer – un notaire et son épouse dactylographe – qui cachent Fannia / Nicole, la mère de la petite : Monsieur se découvre troublé par le charme de la jeune femme, Madame a des accès de rejet avant de se raviser et de se rassurer quant à sa charité chrétienne. Un des clercs de leur étude, Oscar Lambeau, ancien séminariste à l’homosexualité refoulée, appartient également au réseau catholique de protection des Juifs.
Volko / Grégoire, séparé de sa conjointe et de sa fille pour plus de sécurité, vit quant à lui reclus dans le grenier de Madame Guignard. Sa situation risque d’être mise à mal par Angèle, la fille de sa logeuse. Lorsqu’elle découvre la vérité sur ce tailleur, la jeune femme délurée prend en grippe cet étranger à qui sa mère semble dispenser plus d’affection qu’à elle-même. Elle s’est éprise récemment de Jean – un déménageur qui vide les commerces et habitations juives de leurs biens saisis – et ils projettent de se mettre en ménage. Sans grandes ressources, Angèle se souvient de la promesse d’argent que lui a fait miroiter au café des Mimosas un désagréable petit homme, Pierre Baumann. Adepte des pratiques douteuses, ce dernier n’a de cesse que de traquer ceux qu’il considère comme les parasites de la Cité Ardente. Sur le point de dénicher la véritable identité de Léa Kaiser, épouse de José et soi-disant catholique, il compte bien monnayer chèrement sa trouvaille auprès de la SIPO (Police de Sécurité allemande).
Sur qui la Bête Immonde refermera-t-elle ses crocs ? Qui sera tenu de trahir ceux qu’il aime pour en protéger d’autres ? Qui se fera rouage d’une machine infernale qui le dépasse ? Qui résistera d’abord avant d’inexorablement glisser ?
Se basant sur Une cité si ardente de Thierry Rozenblum pour la partie documentaire, Armel Job donne à ressentir une Liège où il serait aisé de déambuler – le réalisme géographique a quelque chose de simenonien – mais où notre vision d’une humanité infaillible est sans cesse mis à mal. Les personnages de Dans la gueule de la bête sont englués par l’Histoire mais qui serions-nous pour leur jeter la pierre lorsqu’ils tirent aussi un peu à eux ce qui leur reste d’une âpre couverture ? Avec ironie, nuances et lucidité, le romancier nous tend le miroir de notre propre lâcheté ordinaire et de nos choix caducs. En fin de volume, la postface de Frédéric Saenen prolonge de façon éclairante ce roman où la nature du Mal est questionnée sous ses plus discrètes mais sournoises coutures.

Anne-Lise Remacle