Au Mexique, « sur la route », avec Alechine

Un coup de coeur du Carnet

Ivan ALECHINE, Enterrement du Mexique, avec des dessins d’Eduardo ARROYO, Galilée, 2016, 96 p., 16 €   ISBN : 9782718609492

alechineIl est toujours en marche, à pied, à cheval, dans un autocar surchargé, une voiture que conduit un adolescent pauvre imbibé de substances frelatées et de mauvaise bière. On the road. Il est sonné, « moitié éveillé, marchant dans la plaine », groggy, allongé dans une miteuse chambre d’hôtel, parfois avec une femme fourmi, indienne ou japonaise  – mais on ne sait lequel soutient l’autre. Ou au contraire il est d’une lente patience, les sens en alerte, et guette d’un œil l’instant décisif où l’image, qu’elle soit poétique ou photographique, prendra place dans son champ de vision. « Un poète prépare le terrain, certes, écrit Ivan Alechine dans Enterrement du Mexique, son nouveau recueil, mais le pouvoir de la poésie écrite tient à ce que des phrases entières s’imposent à soi et qu’il faut capturer sur le champ. »

Les éclats brisés du mica

Un lecteur averti en vaut deux ? Pari incertain, avec Alechine le somnambule, qui a le goût du détournement imprévisible, la soif inextinguible des écarts, la motricité d’une locomotive emportant son conducteur – et son lecteur avec lui – hors des lignes. Ce beau livre aux accès brisants, mêlant poèmes en proses, élancées scintillantes d’étoiles et récits passés au tamis des éclats brisés du mica, c’est encore du pays des Indiens Huichols, mais aussi d’Oaxaca, de San Cristobal de las Casas, au Chiapas, de Mexico, qu’il nous vient. Alechine, moisson faite pourrait-on dire, ramène de son errance ces « nouvelles impressions du Mexique » qui résonnent aussi, ainsi que l’annonce le titre, comme un chant funèbre.

C’est que, qui s’en étonnerait encore, le capitalisme mondialisé, le béton et la pollution règnent en maître, dans des villes bondées et jusque dans les zones les plus reculées du pays, à l’image des télévisions saturées « diffusant l’esprit de la pornographie – les actualités, les comics, les jeux, les entretiens, les séries qui ne disent rien. » Comme partout ailleurs dans le monde, les « made in » Bangla-Desh, China, United States of America, India, Korea ont envahi tous les commerces, et petit à petit ruiné une économie qui fut longtemps, notamment chez les paysans des montagnes, basée sur les échanges locaux traditionnels. La culture du maïs et des haricots, anéantie par des importations massives à prix écrasé, a fait place à la culture intensive des plantes hallucinogènes, de la violence et des rackets. « Le chaos atteint toutes les strates de la population, exsangue, inquiète, fourbue ou désorientée, et ce drame dont je suis témoin me submerge puis j’y échappe… »

Strates personnelles

Ni voyeur, ni voyageur, mais plutôt voyant, avec un livre de Rimbaud toujours dans sa poche, Alechine joue la fille de l’air, mais pas la fille de joie. Alors il reprend ses marques, se souvient de ses strates à lui, Moi qui j’avais de Christian Dotremont, Malcom Lowry, Jack Kerouac qui logea à Mexico au 212 avenida Orizaba, dans une cabane sur le toit d’un immeuble, pour écrire Doctor Sax ou Mexico City Blues. À Huautla de Jiménez, il cherche à retrouver les photographies de Don Juan Peralta, quincailler, guérisseur et photographe, mais toutes les images ont brûlé dans un incendie. Avec une compagne il partait autrefois sur la trace des Anciens respirer le parfum des gardenias, aujourd’hui, c’est l’abandon qui l’oriente.

Je me demande comment se dressent les herbes de cette vallée /
Le ciel est écrit de nuages /
Par une fenêtre ouverte la poussière met le coude sur la portière /
L’autocar fume une cigarette

D’autres notations témoignent d’un semblable désenchantement, qui font apparaître puis disparaître à jamais des artistes (les photographes Tina Modotti  et Edward Weston), des plantes odorantes, des forêts entières, des espèces animales (y-a-t-il encore des jaguars ailleurs que dans les zoos ?), des coutumes séculaires, comme autrefois ont disparu avant eux Mayas, Toltèques, Aztèques… Alors « l’enfant à filet » innervé par le surréaliste que reste Alechine se surprend soudain, dans son isolement :

Seul sous le vent /
Sans fête à présider /
Ni réunion à laquelle s’unir /
Sans ami ni amante /
Je rêve à poings fermés /
Je parle le wallon du Borinage

Pierre Malherbe

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