Un coup de coeur du Carnet
Clara MAGNANI, Joie, Sabine Wespieser, 2017, 175 p., 17 €/ePub : 11.99 € ISBN : 978-2-84805-214-4
« Toutes nos histoires se valent, parce qu’il n’y en a jamais qu’une seule. Celle du temps qui fiche le camp », peut-on lire en dernière page de Joie, le premier roman de Clara Magnani. Et si l’écriture n’était pas autre chose qu’un moyen de fixer ce temps, en particulier quand il s’agit de se souvenir d’une passion, d’une belle et grande histoire d’amour, comme celle décrite ici.
Le roman tient en trois volets. Celui d’Elvira qui, à la mort brutale et inattendue de son père de 70 ans, découvre dans ses affaires un manuscrit où il évoque l’amour intense qu’il éprouve pour une Belge : Clara… Magnani, grande critique belge de cinéma (excusez du peu !) qu’il a rencontrée à l’occasion d’une interview. Elvira décide de prendre contact avec Clara, la fille avec l’amante.
Après la fille, la parole est donnée au père : Gigi, alias Giangiacomo G. L’Italien relate ses rencontres de mature love avec Clara la Belge à Berlin, Bruxelles, Bruges et surtout leurs conversations, notamment à propos des parents de Gigi, la mort soudaine du père, l’amant anglais de la mère, tout auréolée de l’esprit de Gramsci et romancière reconnue en Italie. Il se confie également sur ses amours avec la mère de ses deux enfants à qui il est toujours marié, professeure de littérature à Turin. Elle s’est jetée à corps perdu dans une historiographie : La storia quotidiana delle donne nell’antifascismo. Gigi partage aussi son admiration pour Rossellini, disserte sur sa vie amoureuse. Il savoure un sassicaia 2007, grand cru de Toscane. Surtout, il commente son propre film sur Gramsci, injustement oublié par l’Histoire à ses yeux, et rêve de réaliser un film sur ses parents communistes et la mort mystérieuse de son père en 1945. Quand sa maîtresse s’éloigne dix jours aux États-Unis, il compile ses états d’âme dans le « Journal de l’Absente », « il diario de una mancanza ». Quant au mari de Clara, qu’il a eu l’occasion de rencontrer, au doux nom d’Hieronymus Vercammen, il enseigne la physique à Princeton. Que des Curriculum Vitae séduisants, pour des gens de bonne compagnie, de milieux aisés, érudits, qui manient l’art de la conversation et des amours multiples.
Troisième et dernier point de vue : celui, attendu, de Clara qui, contrairement à ce qui avait été convenu avec Gigi avant son décès, ne manifeste plus guère d’enthousiasme pour reprendre l’écriture à quatre mains de leur passion amoureuse. Elle multiplie les anecdotes autour et alentour de cet amour qui l’aura subjuguée : une scène de jalousie à Stockholm où il est aussi question du Décaméron, un retard d’avion en Grèce, un commentaire sur une publicité funéraire, les vertus thérapeutiques de l’écriture, l’importance à nouveau de Gramsci, les affres de la colonisation congolaise, sa fascination pour les cinéastes italiens, la maison de campagne à Vollezele en Flandre profonde pour rappeler sa belgéanité, le matriarcat en Sardaigne et chez les Naxi de Chine, etc, etc, etc. À la manière de François Weyergans dans ses romans, tant par la forme que le fond (et l’humour), Clara Magnani tourne autour de son sujet, somme toute assez couru d’une grande passion entre un homme et une femme que vingt ans séparent, et enchainent les coq-à-l’âne, anecdotes et digressions avec un naturel et un art consommé de la conversation brillante et érudite. En ayant recours à des écritures et modes de communication conformes à notre monde multipiste, comme le journal intime, l’interview, les échanges de mails entre gigi.maturelove@alice.it et clara.maturelove@alice.it, Clara Magnani nous offre à la fois une éducation sentimentale du XXIe siècle, le roman d’un grand amour et une théorie de la polygamie, voire de l’adultère assumé et respectable, basé sur la fameuse règle du Don’t ask, don’t tell, autrement formulée en ces termes : « C’est une vraie discipline, vous savez. La désinvolture n’a pas droit de cité. Est-ce que je vous fais sourire en insistant sur cette « rigueur » ? Je crois, oui, qu’il faut aimer vraiment son partenaire pour le « tromper » ainsi, année après année, de façon méticuleuse et fiable. »
Nous en étions à ce stade de notre lecture quand le supplément Les Livres du journal Le Soir nous apprend que le nom de l’auteure, Clara Magnani, est un pseudonyme. Peu importe, finalement, si ce n’est que cette information nous suggère une lecture supplémentaire de ce roman aux références multiples et aux allusions précises lui donnant les allures d’un récit à clefs qui, il est vrai, ne manquent pas. Et l’on s’amuse à imaginer que ce livre pourrait être celui d’un homme, voire le résultat d’une écriture à six mains comme nous le suggèrent les trois voix des trois parties du roman… Ou que ce premier roman pourrait bien ne pas en être un… Ah, les pseudos…
Michel Torrekens