Un coup de coeur du Carnet
Béatrix BECK, Stella Corfou, Dessins de Florence Reymond, Chemin de fer, 2017, 130 p., 15 € ISBN : 978-2-916130-87-3
Stella Corfou, elle se campe devant vous, dans la force de son évidence, paupières closes et fardées d’un bleu qui fait raccord avec celui de ses gants, guiboles révélées par une jupe courte, à la carnation irréprochable mais aux genoux rentrants, comme pour se donner des allures de fillette maladroite, ça fait diversion sans doute. De la main droite, on ne sait si elle repousse avec dédain l’homme miniature qui l’accompagne ou si elle lui caresse le dos avec désinvolture. Et l’on sent d’office qu’il vaut mieux se tenir à carreau devant ce spéci(wo)men ; que s’aventurer à l’apostropher sans égard, c’est encourir une saillie assassine, décochée plus vite qu’une œillade.
L’histoire ? Elle tiendrait sur un télégramme. Elle (Germaine Sanpart, de son vrai nom), lui (Antoine Leroy, individu sans nul besoin de pseudonyme). Entre eux, depuis leur rencontre sur les Puces de Matabois où Stella vend de l’hétéroclite, l’amour fou, les corps qui exultent, une carrière littéraire vite avortée, un suicide à deux raté, puis la vie qui reprend ses droits, puis la mort qui fait son devoir. Entretemps, des cimes et des gouffres, jamais de chemins de plaine. Un jour, une vague proposition, rembarrée illico :
– Faisons un enfant, ma toute.
– Un squatter dans mon ventre. Je ne te suffis pas ?
– Si, tu le sais bien, mais ce serait un prolongement de toi.
– Pas besoin d’être prolongée. Suis pas une ligne de métro.
On l’aura compris, Stella, si belle soit-elle, est une femme libre, à tel point que, la concernant, l’expression prend des allures de pléonasme. Aux questions, aux remarques, aux reproches, aux demandes, elle répond à la vitesse de la lumière. Des phrases sans bavure, ciselées au risque de l’amputation des compléments essentiels, agencées parfois au mépris de la syntaxe, dont la gouailleuse fait apparaître les lacunes, les apories, quand ce n’est la misère expressive. Pas un dialogue qui ne soit tendu par cette condensation verveuse. La langue de Stella est moins muscle que nerf, elle vous saute aux yeux avec brusquerie, farouche, indocile, et elle griffe. S’emparant des mots de son interlocuteur, Stella les hache menu à coups d’ellipses aiguisées et de fulgurances, pour les resservir « tartare minute ». Elle ira jusqu’à démonter la rhétorique rodée du Docteur Sigüenza, de l’hôpital psychiatrique où elle échoue, sous prétexte que ne pas vouloir se détacher du cadavre de son défunt mari serait signe d’aliénation mentale. Non mais !
– C’est normal, non, quand on est homme et femme ? Pourquoi on aurait voulu me détacher de mon mari ?
– Les cadavres doivent être enterrés ou incinérés.
– Je comprends pas ce que vous dites, Sigüenza. Est-ce que vous êtes seulement généraliste ou bien vous avez une spécialité ?
– Je suis psychiatre.
– Psy pour les fous ?
– En un sens oui mais l’antipsychiatrie…
– Ah, l’anti… Ça m’irait parce que je suis une anti.
– Une anti quoi ?
– Une anti tout, une antiquité.
Les carnets de dessins qui ouvrent et ferment l’ouvrage constituent un écrin idéal à ce texte hors-norme : s’y réverbèrent la naïveté brutale du personnage, sa géniale impertinence, la sensualité qui déborde de son gabarit de poupée, l’élan vital qui lui tient lieu d’exosquelette. Crayonnée par Florence Raymond après avoir été encrée par les mots de Beck, Stella Corfou flotte seule sur la dernière page, au terme de son existence tragi-truculente. « J’ai fin » semble-t-elle s’écrier, ou plutôt s’écrire, car notre bravache au cœur d’or se gaussait autant des règles de ce bas-monde que de celles de l’orthographe.