Coup de coeur du Carnet
Jean-Luc OUTERS, Le dernier jour, avant-propos de JMG Le Clézio, Gallimard, 2017, 152 p., 14,50 €/ePub : 10,99 €, ISBN : 9782072732775
L’écriture et l’art en général ont au moins en commun avec la mort de comporter une part importante de mystère. Se fondant sur la connaissance intime qu’il en avait, complétée par les souvenirs des proches, Jean-Luc Outers a composé six tableaux relatant les derniers jours de six personnalités belges d’exception. Un défi singulier qu’il relève avec brio et finesse, s’inscrivant ainsi dans les traces de Mallarmé et de ses Tombeaux, comme le souligne JMG Le Clézio dans son avant-propos chaleureux.
D’Henri Michaux, L’homme sans visage, il nous dit le souci constant d’effacement de sa personne, son refus du vedettariat, du voyeurisme. Lui qui esquivait les photos et les entretiens avec la presse s’éteint avec douceur dans l’anonymat d’un hôpital. Ni fleurs ni couronnes, ou si peu, il est incinéré au cimetière du Père Lachaise en présence de quelques proches. La radio qui annonce son décès ne retrouve pas d’archives sonores, un géant se meurt et se fait plus petit encore, laissant ses livres pour seul héritage.
De Dominique Rolin, il retient la priorité donnée à Jim (alias Philippe Sollers), à l’entretien de leur complicité fusionnelle. Il épingle sa recherche permanente de la beauté et son combat devenu vain contre la perte de toute mémoire, contre l’infini déclin, l’estompement de sa voix, l’éloignement de la compagnie des mots qu’elle connaissait si bien. Presque centenaire, elle déclarait : « Dans le couloir de la mort, j’attends avec délice le moment de mon exécution », précisant que « Rien ne vaut le sommeil en terre, oui, la bonne et riche terre ».
C’est en mer qu’il nous conduit ensuite auprès de Simon Leys, le grand voyageur. Nous sommes en compagnie de sa femme et de ses enfants qui vont, selon ses vœux, disperser ses cendres dans l’océan, au large de Sidney. Le temps de rappeler son insatiable curiosité, son combat incessant contre la bêtise et les partis-pris aveuglants, n’hésitant pas à briser le rêve maoïste, quitte à se couper de tous. Et surtout, son choix de vivre loin du tumulte, à « fréquenter les livres plus que les gens » même lorsque le cancer le ronge.
Le portrait suivant nous précipite dans les pas de la sœur de Chantal Akerman, qui vient d’apprendre son suicide. La cinéaste au succès international se battait contre son mal-être et multipliait les postures de rupture dans son œuvre. Ce déchirement était aussi le moteur de sa création, dans les temps forts de sa vie en dents de scie. Ses films, elle les faisait « avec sa chair, sa peau, sa vie », multipliant les expériences, n’hésitant jamais à se mettre en danger, à tout quitter pour l’inconnu. Elle meurt dans le même élan.
Il reste à parler de ce très beau texte consacré aux derniers jours d’Hugo Claus. Se sachant quitté lui aussi peu à peu par sa mémoire, il a choisi le moment où quitter ce monde, dans les conditions voulues. Ce parti-pris pour la lucidité se double d’une sérénité étonnante, d’un souci de vivre pleinement les jours et les heures qui précèdent son décès par euthanasie. La cérémonie qui suit est à son image : elle se tient dans un théâtre, selon un ordre et un programme que l’auteur a minutieusement choisis comme un hymne à la beauté et à l’authenticité.
Ces cinq récits aux tonalités distinctes sont autant de salutations aux artistes disparus. Ils campent des univers originaux, à l’image des défunts, au plus près de leur création et de l’existence qui y a donné forme. À chaque fois, ils dégagent une mélodie en accord avec les personnes évoquées, au plus près de leur personnalité et de leur œuvre, déjouant l’idée reçue que nous serions tous égaux face à la mort et imposant l’idée, réconfortante, que les derniers moments sont à habiter eux aussi, tout comme les cérémoniaux qui les entourent. Sans doute pour nous rappeler qu’un récit, même documenté et nourri par la recherche de la vérité, reste une fable, Jean-Luc Outers a ajouté un sixième portrait emprunté à l’univers de L’Ordre du jour, son premier roman paru il y a tout juste trente ans. Glissé mine de rien entre ceux de deux célébrités, il nous narre les funérailles d’un ministre de la culture dont le narrateur a été le fidèle serviteur. Les lecteurs y retrouveront les ingrédients qui avaient fait le succès de ce texte qui avait valu à son auteur une estime et une reconnaissance immédiates. Histoire, une fois de plus, de souligner la nécessité salvatrice du décalage, même et surtout lorsque l’on traite des sujets les plus graves et les plus intimes.
Thierry Detienne