Nous sommes tous des anexcités

Un coup de cœur du Carnet

Laurent DE SUTTER, L’Âge de l’anesthésie. La mise sous contrôle des affects, Les Liens qui Libèrent, 2017, 156 p., 15,50 €/ ePub : 9.99 €, ISBN : 979-10-209-0508-6

de sutter l age de l anesthesieUn nouveau livre de Laurent de Sutter ne se fait jamais attendre, et pour cause : le travail de réévaluation de nos sociétés et des mécanismes d’oppression qui les régissent, mené par ce professeur de théorie du droit de la VUB, se poursuit par salves continues, avec le méthodisme et l’acuité d’un sniper. Après sa Théorie du kamikaze, il s’en prend au plus insidieux dispositif de mise sous contrôle de nos affects, partant de nos libertés fondamentales, qui s’insinue en nous via les innombrables substances chimiques qu’il nous est loisible, quand ce n’est prescrit, d’ingérer quotidiennement.

Alors que Marx qualifiait la religion d’« opium du peuple », Laurent de Sutter voit dans les antidépresseurs, somnifères, cocaïne et autre pilule anticonceptionnelle, la pharmacopée (légale ou non) constituant le bras armé du « narcocapitalisme ». Il identifie la genèse de l’« âge de l’anesthésie » que nous traversons en 1846 aux États-Unis, avec le dépôt de brevet du letheon, premier produit destiné à maîtriser le patient lors d’une opération chirurgicale. De l’application du principe d’insensibilisation du corps à celui d’annihilation de l’excitation auprès des psychotiques maniaco-dépressifs, il n’y aura qu’un pas, franchi en quelques décennies…

Le premier mérite de Laurent de Sutter est de faire ressortir des noms de penseurs ou de savants oubliés, méconnus, mais dont l’influence fut déterminante dans le bouclage du système idéologique global qui nous enserre encore aujourd’hui. Il en va de la sorte pour Emil Kraepelin, un nom familier aux seuls spécialistes de la psychiatrie, dont le Lehrbuch der Psychiatrie paru en 1899 tint longtemps lieu de référence pour le classement et la nosographie des maladies mentales. À partir de son diagnostic, l’état d’excitation devient le symptôme à combattre, la manifestation individuelle déviante par excellence.

La seconde qualité de notre essayiste de choc est de créer du lien en articulant habilement entre elles des découvertes qui, de prime abord, paraissent indépendantes, mais dont on retrouve une application inattendue ou non recherchée, dans un autre champ. Ainsi, Laurent de Sutter nous explique-t-il que le chloral, appliqué d’abord au traitement de l’insomnie, fit florès dans les milieux cliniques pour gérer la patientèle la plus récalcitrante, la plus agitée, la plus convulsionnaire.

Enfin, le troisième point fort de sa démarche réside en la mise en évidence – et là commence la glose politique – de l’exfiltration des techniques médicales vers la sphère publique, avec un usage massif, dilué et capitalisé. En somme, Laurent de Sutter étaye de faits et décrypte dans notre réel ce que le Brésilien Machado de Assis avait métaphorisé dans son roman L’Aliéniste lorsqu’il mettait en scène l’extension du diagnostic asilaire à la dimension d’un État. Car, dans la mesure où elle est organisée, planifiée, entretenue par le système capitaliste même, nous sommes toutes et tous à la merci de l’emprise chimique sur nos esprits et volontés. Même la pilule contraceptive, envisagée pourtant comme un pilier de l’émancipation féminine par rapport aux contraintes naturelles, n’échappe pas à ce terrible constat : « Loin de n’être le problème que de ceux qui la consomment, la pilule est le symptôme d’un état général du monde, où se nouent les fils de l’anthropologie, de l’économie et de l’écologie définissant l’âge de l’anesthésie, en tant qu’âge de la désorganisation hébétée des sujets. »

Il se trouvera des féministes pour reprocher cette lecture à Laurent de Sutter, comme il aura des détracteurs du côté des libertaires pur jus, qui lui demanderont peut-être d’expliquer l’assimilation qu’il opère, dans sa préface, de la notion de servitude volontaire à « une catégorie pour moralistes en mal de coupables ». Les thuriféraires de Gustave Le Bon – il en reste – ne seront guère plus contents de voir celui qu’ils envisageaient comme le seul penseur valable de la Psychologie des foules taxé d’être un vulgaire plagiaire de ses prédécesseurs italiens… Et puis, il y aura l’étonnement de ces quelques méfiants envers ce que l’on nomme abusivement la « démocratie » (non pas le système politique idéal mais le dispositif de pouvoir coercitif et contraignant qui se pare de ce nom), et qui seront surpris de ne pas voir apparaître une seule fois le terme tout au long de l’exposé. Cette absente, pourtant l’alliée objective du « narcocapitalisme » dénoncé par Laurent de Sutter, est peut-être la seule pièce manquante à ce développement brillant, où le seul autre ennemi clairement désigné est le nazisme, qui drogua ses soldats pour mieux les soumettre à son abjecte discipline. Les sociétés dites libérales ne sont toutefois pas en reste dans les ravages causés sur les esprits par les substances artificielles qu’elle laisse circuler sur son marché, dans une logique d’injonction paradoxale parfaitement assumée.

Cette lacune (qui sera sans doute comblée dans un essai ultérieur) n’empêche en rien L’âge de l’anesthésie d’être un ouvrage de réflexion indispensable à l’intelligence des stratégies de contrôle social les plus vicieuses du monde contemporain. Et un livre, pour qui prend le maquis de l’intelligence, c’est autant un outil qu’une arme.