Où l’on se tient, une fois de plus, en compagnie d’un être intense

Un coup de cœur du Carnet

Véronique BERGEN, Luchino Visconti. Les Promesses du crépuscule, Les Impressions Nouvelles, 2017, 224 p., 17 €/ePub : 12.99 €, ISBN : 978-2-87449-459-8

bergen viscontiVéronique Bergen aime les intenses.

On le sait.

De livre en livre, elle nous a déjà tiré le portrait d’une belle brochette d’individus non seulement vivant à cent à l’heure mais dont la présence, l’intensité de leur présence, l’incandescence de leurs œuvres, n’arrêtent pas de nous attirer façon trou noir. Après Edie Sedgwick, Marilyn Monroe, Unica Zürn et Janis Joplin, voilà que Véronique Bergen s’attèle maintenant, dans un superbe essai, au cinéma de Luchino Visconti.

Mais oui !

Visconti, cet aristo – ce traître, diront certains – passant allègrement, au fil des ans, des années 50 au début des années 70, de films néoréalistes, fortement ancrés dans les misères sociales d’après-guerre, à un esthétisme décadentiste, mettant en scène, façon tragédie grecque ou shakespearienne, la fin de l’aristocratie, le déclin des anciens maîtres, l’avènement d’une société bourgeoise gangrénant tout, les vies et les esprits. Comme si, après avoir été cet aristo marxiste, Visconti avait, tout à coup, tourné casaque. Était sagement revenu à la case départ. Avait réintégré sa « classe ». S’était nostalgiquement replié sur lui-même. Ne parlant, filmant, plus que ça : la triste déchéance de ceux qui donnaient le ton, faisaient tourner le monde à la baguette.

Oui mais.

À cette vision quelque peu mécaniste et superficielle du cinéma de Visconti, Véronique Bergen en oppose une autre. Autrement plus intense. Plus parlante. Palpitante. Pas de scission véritable, tout d’abord, entre un Visconti marxiste, féru de lutte des classes, et un Visconti décadent. Juste le temps qui cruellement fait son œuvre. Juste la désillusion qui s’installe, le sinistre constat : non, la révolution tant attendue n’a pas eu lieu, n’aura pas lieu ; oui, ce qui triomphe, c’est l’esprit bourgeois, l’entreprise bourgeoise et, partant, la capitalisation du monde, le rouleau compresseur d’une pensée capitaliste, univoque et triomphante, renversant tout sur son passage, ne laissant rien en place de ce qui, auparavant, tenait le haut du pavé. Aptitude inouïe, il faut dire, unique en son genre, qu’a la pensée capitaliste, la machine capitaliste, de vous couper de votre « environnement », de vous déplacer, replacer, ni vu ni connu, du même geste, dans un autre territoire, le sien bien sûr, où d’autres règles ont court, les siennes bien sûr. Jamais les vôtres. Capacité étonnante du capitalisme de « déterritorialiser » et, du même geste, de « reterritorialiser », comme dirait Deleuze, philosophe fétiche (parmi d’autres, j’imagine ) de Véronique Bergen.

À suivre Véronique Bergen et d’autres analystes dont elle nourrit abondamment son essai, on pourrait voir dans la seconde partie de la carrière de Visconti, depuis au moins Rocco et ses frères jusqu’à ses ultimes réalisations, comme une lente danse tournant autour du pot, revenant sans cesse sur ces instants de basculement, ces périodes historiques où l’on serait passé, littéralement, d’une époque à une autre, d’un état d’esprit à un autre, d’un état du monde à un autre. Où l’on aurait glissé, d’un coup, dans l’esprit bourgeois triomphant. Dans son emprise totale sur le monde.

Visconti le fait à partir de ce qu’il connaît : n’a-t-il pas vécu, intimement, ce lent basculement, lui dont le père est issu de la haute aristocratie, dont la mère est issue de la bourgeoisie ? Lui qui, enfant, aura senti de près, au tout premier rang pourrait-on dire, le vent du changement ?

Mais cela n’explique pas tout.

Ne donne, dans le fond, qu’un arrière-plan familial, qu’un arrière-fond de classe, certes important, que Bergen pose avant d’aller ailleurs. Car Visconti, l’œuvre de Visconti, est complexe. Se nourrit de multiples strates interférant les unes dans les autres. Se nourrit à tellement de râteliers que Bergen n’en finit pas, ô bonheur, de glisser d’une filiation à l’autre, d’une « influence » à l’autre.

Car voici bien l’une des toutes grandes qualités de Bergen, de l’essai de Bergen sur Visconti : alors que tout cela est complexe, intriqué, se réfère à mille et une données, tout cela est magistralement agencé en courts chapitres, comme autant de petites bulles, de petites pommes de terre, faisant le point sur une question, une influence, une parenthèse éclairante. Et, alors que tout cela aurait pu n’être qu’un catalogue, qu’une liste brillante de réflexions, de pensées fulgurantes, tout cela se tient, n’arrête pas de se renvoyer la balle, tournant, comme une ritournelle, autour d’une thèse, d’une « vision » centrale.

Il n’y a aucune nostalgie chez Visconti. Aucun regret d’un temps définitivement révolu. Aucun souhait d’en revenir à un « avant ». À une splendeur déchue. Visconti aurait plutôt le regard froid. Lucide. C’est que Visconti sait qu’il est « trop tard ». « Trop tard » pour rattraper le cours de l’Histoire, « trop tard » pour empêcher les petites histoires, les histoires personnelles ou familiales d’éclater au grand jour, de désagréger l’unité, ce qui semblait ne faire qu’un, « trop tard » pour réfréner les tensions, les pulsions, « trop tard » pour empêcher les déchaînements de violence, les passions.

« Trop tard » aussi pour récupérer la sauce. Terminer les films en happy end. Faire en sorte que le climat s’apaise. Trouve en bout de course, en bout de film, une résolution. Un nouveau départ. Pas sages, les films de Visconti, pas sages. Bergen note : il y a des élans vitaux, dans les films de Visconti. Des personnages englués dans des carcans moraux et mortifères regoûtent soudainement – mais « trop tard » – à la vie, aux pulsions d’Eros. Et tout se termine là.

Pas de happy end.

Juste des intensités. Des instants d’intensité.

Bergen les traque, pour notre plus grande joie, dans la filmographie de Visconti et plus particulièrement dans Les Damnés, l’une des dernières œuvres du cinéaste. Dans un scénario également, jamais porté à l’écran, autour de La Recherche du temps perdu de Proust. Bergen, d’ailleurs, n’en finit pas de tracer, de façon limpide, tout au long du livre, les points de convergence et de rupture entre l’œuvre du cher Marcel et celle de l’éclatant Luchino.

Vincent Tholomé