Bruocsella invicta !

Christopher GÉRARD, Aux Armes de Bruxelles, Flâneries urbaines, Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2017, 284 p., 21.90 €, 978-2363712035

gérardLe flâneur est au touriste ce que le gourmet est au gourmand ; le premier hume, zyeute, s’attarde, peaufine ses sensations et s’en laisse investir, savoure le basculement magique du temps devenant espace ; le second engloutit kilos et kilomètres, et bâfreur, et pressé, le voilà frappé d’agueusie à force de vouloir tout goûter, de cécité pour avoir trop vu. On peut bouffer, bien et beaucoup, à Bruxelles, mais attention, on ne peut pas bouffer Bruxelles. Cette ville de tous les excès, qui suinte la gueuze au bord des verres, la graisse des volcans de stoemp et les remembrances d’une Senne enfouie, est aussi celle de tous les raffinements, à qui saura (oui, « saura » et pas « pourra », n’en déplaise aux fransquillons à deux balleke) les débusquer.

Depuis plusieurs décennies, Christopher Gérard déambule dans Bruxelles à l’allure d’un Ernst Jünger chassant subtilement les lépidoptères. Ce n’est ni un parti pris ni une pose, mais bien son pas naturel. Le voici, mains croisées dans le dos, le nez orienté vers le pavé, côté Quick et Flupke, puis en l’air, côté Magritte, à gauche, côté maquis, puis à droite, côté buisson, à l’affût de la moindre plaque commémorative enchâssée dans le mur de quelque bâtisse décrépite, de la plus discrète enseigne de chocolatier fin, ou d’une devanture qui, dans son monde d’avant, était celle d’un bouquiniste ou d’un bougnat, en tout cas d’un négoce à la clientèle forcément interlope…

Offrir une nouvelle édition, « revue et augmentée » selon la formule consacrée, d’un livre tel qu’Aux armes de Bruxelles, jadis paru aux Éditions L’Âge d’homme et entretemps couronné par l’Académie royale, c’est forcément encourir le péril du plus douloureux constat : Tempus fugit. L’exercice de nostalgie, latent dans la première mouture, est désormais intégral. Les aficionados de Christopher Gérard – oui, il se rencontre de tels énergumènes, en général à l’aube, qui affichent, retour de la forêt de Soignes, une dégaine de païen cerné d’avoir attendu le lever de Sol invictus, et cachent des Orval plein leur balluchon – auront tout le loisir de comparer les deux versions et pourront acter le grand remplacement du présent d’alors par le si justement dénommé « imparfait ».

Les jours ont passé, et les couleurs, les êtres, si vifs eussent-ils été, aussi. Reste à l’écrivain cette conviction que le plaisir ne s’émousse pas avec la répétition, que du contraire, et qu’il n’appartient qu’à l’art de réaliser le miracle de l’éternel retour. Aujourd’hui à nouveau, donc, Christopher Gérard enfile la veste de tweed qu’il s’est choisie avec soin dans sa garde-robe oxfordienne, il ouvre la porte de l’immeuble ixellois où il a ses appartements et cède courtoisement le passage au fantôme du poète prématurément ravi Odilon-Jean Périer. Au terme d’un bref conciliabule, les deux comparses se concertent sur l’itinéraire : par le Parc Tenbosch ou la rue des Alexiens ? Quoi qu’il adviendra, tous les chemins mèneront à la charmante Louise… Et le lecteur de mettre ses pas dans les leurs, pour une promenade légère, érudite, sapide, un brin sélect aussi, car les bas-fonds aussi y sont choisis avec soin. Une de ces pérégrinations en camarades comme on en ferait mille autres, mais qui demeure gravée, unique, dans la mémoire du cœur.