Un coup de cœur du Carnet
Jean MUNO, Ripple-Marks, Samsa, 2017, 206 p., 18 €, ISBN : 978-2-87593-075-0
S’il y a bien un événement dont on peut se réjouir en cette année littéraire, c’est la réédition de Ripple-marks de Jean Muno. Bien sûr, c’est à l’Académie royale de langue et de littérature françaises, en collaboration avec les éditions Samsa, que l’on doit cette remise au jour – puisque Jean Muno, aka Robert Burniaux, fut, en son temps, académicien (mais sinon, il était aussi prof et, surtout, écrivain). La première édition de Ripple-Marks datant de 1976, chez Jacques Antoine, et la deuxième parue dix ans plus tard à L’Âge d’Homme, on avait tout le loisir de passer à côté, ce qui est une véritable erreur, un absolu ratage, une affreuse maldone dont nous voilà aujourd’hui épargné.e.s, et heureux-ses de l’être. Ripple-marks est un livre culte.
Pour voir vraiment, percer à jour et trouver, c’est ainsi qu’il faut faire. Appuyer son regard, cruellement, sur l’épiderme des choses, chercher l’endroit sensible, pincer l’ecchymose jusqu’au sang.
Il faut lire ce texte parce que le narrateur (Muno lui-même), est un type perdu dans la pâte molle d’une existence absurde – et le sait, et en joue et nous laisse, du coup, moins seuls. Il faut le lire parce qu’il a le désespoir féroce, la rébellion inassouvie, les visions aussi hilarantes que cauchemardesques. Il faut aimer ce texte parce qu’on ne peut que s’y découvrir un allié.
La plage repose ; tout le monde se sent raisonnable et presque heureux ; on baigne dans la concertation, les panards dans la feutrine. Comme c’est bon d’être adulte. Un peu dégueulasse mais bon.
Le narrateur est un type, donc, professeur appartenant à la petite bourgeoisie (et que ça emmerde depuis fort longtemps) se retrouvant, en l’occurrence, en vacances à la côte belge et, par là-même, en vacance de tout, comme le note Jacques de Decker en préface, c’est-à-dire : seul.
Accoudé au parapet de ma terrasse, je participe à l’hébétude générale, pour ainsi dire post-opératoire, et j’observe pensivement ce qui ne se passe pas.
Depuis son poste d’observation, d’abord à l’œil nu et puis muni d’une longue vue, il parcourt la plage ensoleillée d’un regard de plus en plus halluciné, caractéristique du fantastique munosien. Les personnages font défilé d’archétypes (son vieux professeur, Dupanloup, un inspecteur des écoles, Germain Lip, sa compagne, Véronique, une femme obèse, mère ou tante ou vieille fille, exubérante garante de l’ordre moral, Pamphilie, d’autres mères prenant le soleil telles des statues mortes, une jolie jeune fille rebelle, Belle…) et peuplent chacune de ses projections dans un cortège bruyant, phylactérant, obsessionnel. Le passé s’y joue (J’erre seul sur les plages tragiques de mon enfance asphyxiée) tout autant que le présent, qui est aussi celui de l’écriture en action, interrogée, mise en jeu et en joue en permanence, et l’enjeu se dévoile assez vite : pourvu que quelque chose se passe…
Seules, fantômes d’un mauvais souvenir, Cora-la-blonde et Mina-la-noire errent sournoisement. Mieux vaut ne pas les voir, car tout les accuse : la sculpturale présence des Véroniques mortes, le triangle parfait de la famille parfaite (pouah !), la candeur indifférente de Belle, le cerf-volant redevenu religieuse, cornette palpitante, avec sa queue de petits bonshommes rouges et bleus, la dignité de Roquette et la miséricorde de Pamphilie, enfin l’ingénuité de Dupanloup, qui fait des vers, le bien cher homme, des vers à son âge ! comme s’il était aux champs.
La salle d’eau de l’appartement dans laquelle il se replie quelquefois est son seul refuge, mais il y aperçoit là aussi dans le miroir ce qui, immanquablement, a fait de lui ce qu’il est, un type qui a suivi la route qu’on lui avait tracée, un prof qui rêve, un rageur qui rature, un révolutionnaire contrarié.
Tu songes, tu partages la détresse de l’oiseau de mer, maculé de mort, qui va crever tout seul sur le sable infini, et pendant ce temps-là, aux confins de ta plage, s’organise ce que tu appréhendes. Inauguration, commémoration, hommage rendu ou lettres de créance, peu importe : toujours le même jeu, les mêmes pingouineries. Mais ce qui n’en finit pas de surprendre, c’est la vitesse avec laquelle ça se mitonne, une cérémonie d’adultes pour petits enfants. Le temps d’un souvenir, d’un coup d’œil au miroir, et tout est en place, tout recommence. Le rite ouistitien dévide son chapelet.
Les munologues ont ceci de génial qu’ils sont truffés d’inventivité verbale. Muno excelle dans le néologisme, la succession kyriellique de mots, les ricochets facétieux. Sa prose constellée de ses embardées de langue, toute au service de l’ironie, vient mordre le ridicule d’un Dupanloup, le grotesque d’une Pamphilie, l’insupportable suffisance d’un Roquette, sorte de dieu de la bienséance proprette, de grand juge dont le buste s’érige scolairement, abscons, aux confins de la plage, et les propres “ouistiteries”, paranoïas et errances d’un narrateur maître de sa dérision – à défaut de l’être de son destin.
Jeu de massacre contre « tout ce catéchisme de l’ennui méritant, de la part salutaire, cette mythologie du non-vivre qui livra nos jeunesses à la décence beige et aux gris-gris Belgique » et exploration forcenée, précise, de l’écriture qui cherche l’incendie dans les rides de sable (les “ripple-marks”) de la page, dans les plis de l’existence, Ripple-marks est un cri : LA MER OU LA MORT! – qu’on se laisserait traduire par: L’Azur ! l’Azur ! l’Azur ! l’Azur !