Quinze ans plus tard

Anne DEFRAITEUR NICOLEAU, Palace Café, Tamyras, 2016, 250 p., 16 €, ISBN : 978-236086-080-7

defraiteur nicoleauAprès quinze ans passés en France, Antoine, la trentaine, revient au pays, le Liban qu’il a fui en pleine guerre et qui est maintenant – relativement – pacifié. S’il rentre, c’est avant tout pour essayer de voir clair dans un drame familial qui l’a profondément marqué. Les années passées n’ont pas lézardé la chape de silence et de non-dits qui recouvre l’épisode tragique. En fuyant, Antoine a également abandonné Sarine, son amour de jeunesse ; jamais il ne s’est enquis de ce qu’était devenue la jeune fille. Son absence de réaction est là aussi un mystère qu’il doit résoudre avec lui-même.

La famille est maintenant éclatée. Seul le père, un cardiologue de renom, malade, vit encore au Liban. Et dans l’appartement familial, Antoine découvre la même porte restée fermée pendant tout ce temps.

D’abord plutôt passif, vivant son retour sans joie dans une atonie paralysante, Antoine – à son corps défendant, car une menace pèse sur lui – va devoir affronter le mystère de l’histoire de la famille. Il s’agit d’abord pour lui d’un effort de réinterprétation, en dehors des images et des schémas qu’il s’est fabriqués pendant son exil. Puis, ce sera l’affrontement à une réalité apparemment de plus en plus sordide. Mais quelle est la vérité ? Et combien est-elle dure à accepter ! À partir de là, Antoine va devoir s’interroger sur le sens de son retour.

Pendant la majeure partie du roman, les personnages que décrit Anne Defraiteur Nicoleau restent nimbés d’une imprécision qui les rend vacillants aux yeux du lecteur. Mais peu à peu la réalité s’impose, avec sa part glauque, mais aussi avec des éclairs d’humanité. La fin du roman déroute positivement. Tout compte fait, que sait-on des autres… et de soi-même ?

Le roman est aussi une belle description du Liban, des paysages, des couleurs, des odeurs, de la nourriture apparemment si savoureuse : tout ce qui fait une culture à la fois très proche et différente de l’européenne.

L’auteure joue habilement sur le contraste qu’elle crée entre la précision dans la description des décors et des ambiances, et l’imprécision qui entoure l’histoire et les sentiments des personnages. L’indécision concerne aussi la temporalité. Les événements du passé et les événements contemporains sont parfois évoqués de manière tellement imbriquée qu’il est difficile de savoir quand ils se sont produits : une façon de créer des liens entre les époques tout en laissant des éléments dans l’ombre. Des personnages ressurgissent ainsi quinze ans plus tard presque inchangés, et pourtant… L’on pense à cet homme qu’Antoine croise, pris d’un sentiment de déjà-vu et d’étrangeté, et qu’il voit parler avec sa mère dans un jardin public… avant que l’on comprenne qu’il s’agit d’un épisode ancien.

Anne Defraiteur Nicoleau, qui a séjourné au Liban et le connaît bien, décrit la situation politique complexe du pays, le conflit qui l’a ravagé si longtemps. Sans entrer aucunement dans des explications didactiques, elle donne des clés de compréhension de cette sale guerre, des doubles jeux, du cynisme des protagonistes, de leur cruauté. On comprend qu’aujourd’hui encore le Liban apparaît comme une poudrière prête à exploser, traversé par toutes les tensions qui déstabilisent le Moyen Orient, et où les haines ne sont sans doute pas vraiment dépassées, juste mises sous silence. Elle ne décrit pas à proprement parler le conflit, mais évoque avec finesse les conséquences à vie sur les personnes, et au-delà d’elles sur leurs enfants.

Le roman présente des personnages assurément glauques et cruels, mais pour lesquels on perçoit le cheminement qui les a menés à tant d’ignominies, alors que et parce que, à ce moment, les règles sociales s’effondrent. « L’enfer est dans mon cœur vide », comme l’écrit un de ces personnages sur un mur.

Le livre raconte encore des histoires d’amour : comment les relations amoureuses, abouties, inabouties ou déçues, façonnent profondément une destinée, que ce soit pour Sarine, pour Antoine ou pour Fouad.

Le Palace Café du titre est des ces lieux hautement symboliques. Le paysage y est splendide et on y ressent particulièrement la douceur de vivre ; il est ainsi un témoignage du Liban ancien. Face à lui s’est ouverte une des nombreuses succursales d’un établissement international sans âme. Passé et présent s’affrontent dans les décors. Mais c’est au Palace Café qu’Antoine retrouve avec son père une certaine sérénité par rapport à son enfance.

Joseph Duhamel