Un coup de cœur du Carnet
André GOLDBERG (photographies), Dominique ROZENBERG (témoignages recueillis), Le Passage du Témoin, Portraits et témoignages de rescapés des camps de concentration et d’extermination nazis, Lettre volée, co-édition Mémoire d’Auschwitz/Fondation Auschwitz, 2017, 248 p., 25 €, ISBN : 978-2873175016
Une exposition se tient au Museum Kazerne Dossin jusqu’au 30 janvier 2018.
Les livres qui s’élèvent au performatif, qui réalisent ce que leur titre annonce appartiennent à la classe rare des intercesseurs. Dotée de nouvelles préfaces, d’un historique actualisé, cette nouvelle édition du Passage du Témoin est un événement comme il le fut en 1995. Composé de souveraines photographies d’André Goldberg et de trente-sept témoignages de rescapés des camps nazis recueillis par Dominique Rozenberg, il lègue aux générations présentes et futures des concrétions de vie, les expériences singulières de ceux et celles qui ont survécu à l’enfer des camps. Ce livre est un bâton témoin qui passera de génération en génération afin que ces vies qui furent plongées dans l’inhumain ne sombrent pas dans l’oubli.
Si les études historiques sur la Shoah ne cessent de s’enrichir, l’urgence du geste de donner parole et visage aux derniers rescapés est resté marginal. Des trente-sept rescapés convoqués en 1995, cinq sont encore en vie. Le moment approche où il n’y aura plus aucun témoin direct, aucune victime de l’expérience concentrationnaire nazie, mais seulement des témoins de témoins. Publié en 1995 à l’occasion du cinquantenaire de la libération des camps nazis, republié à l’occasion du septante-cinquième anniversaire de la déportation des Juifs de Belgique, ce livre collectif rend hommage, au travers de ceux qui sont revenus de l’im-monde, à tous ceux qui ne purent revenir des camps. Photographiés sans pathos, avec pudeur, les visages et bustes rendent l’unicité de la personne, son monde intérieur. Sur chaque visage, chaque buste parfois flouté, passé, présent et futur se télescopent ; sur chaque portrait affleure le Visage de Levinas. Des témoignages et des portraits, se dégagent la victoire de la pulsion de vie sur la mort dans laquelle on a voulu les plonger, la résilience, l’énergie de la résistance à l’inhumain.
Alors que nous entrons dans l’ère de l’après-témoin, rien n’est plus salutaire que ce livre inouï qui se dresse comme une flamme afin de faire halte au révisionnisme, aux négationnistes, aux entreprises de falsification de l’Histoire. La chape d’oubli, le déni, la déformation des faits font mourir une seconde fois les rescapés des camps nazis en les muselant dans une mort symbolique redoublant leur mort réelle rendue irréelle. La mémoire de l’inhumain dont l’humain est capable, si elle ne prémunit pas contre sa réapparition sous d’autres formes, d’autres latitudes, fait barrage aux manœuvres de réécriture falsifiée de l’Histoire et empêche l’Oubli de gagner la partie. Sarah Goldberg, René Raindorf, Paul Halter, Maurice Goldstein, Lydia Shagoll, Hélène Wiernick, Natan Ramet pour n’en citer que quelques-uns sont revenus d’Auschwitz-Birkenau, de Ravensbruck, Buchenwald…, autant de lieux hors lieu dont ils étaient censés ne jamais revenir. S’ils portent trace de l’enfer (sous la forme du matricule visible sur l’avant-bras), ces portraits en noir en blanc témoignent avant tout d’un cri en faveur de la vie, d’une victoire sur les forces de destruction, sur le néant auquel le nazisme les condamnait.
Laisser une trace de l’horreur, c’est témoigner de la formidable aptitude à la transcender. Chaque portrait est chargé d’une émotion qui ne cède jamais au tragique. Laissons le dernier mot au bouleversant portrait de Sarah Goldberg en couverture, dans une posture de recueillement, regard baissé, bras croisés, beauté méditative : la montre à coté du matricule atteste que le temps a eu raison du matricule figé dans l’éternité de la mort, que Chronos a continué à fluer.
Véronique Bergen