David VANDERMEULEN, Daniel CASANAVE, Nerval l’inconsolé, Casterman, 2017, 160 p., 22,50 €, ISBN : 9782203153523
Après Shelley, la vie amoureuse de l’auteur de Frankenstein et Chamisso, l’homme qui a perdu son ombre, le duo talentueux formé par le scénariste David Vandermeulen et le dessinateur Daniel Casanave nous plonge dans la vie de Gérard de Nerval. Au fil d’un scénario pétri d’invention, retraçant la vie du poète des Chimères, le possédé des Filles du feu, d’Aurélia ou le Rêve et la Vie, au fil d’un dessin alliant humour et paysages oniriques, on découvre un Nerval en proie à des visions, aspiré par la quête de l’Orient. Suivant la chronologie de son existence qui sera très vite ravagée par la mélancolie et le démon de l’alcool, David Vandermeulen et Daniel Casanave font en quelque sorte du fameux sonnet El Desdichado (« Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé / Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie »…) un auto-portrait, un miroir de Nerval. Toute biographie est biographie-radiographie d’une époque : ne pouvant sauter par-dessus son ombre, par-dessus son siècle, tout créateur est le fils de son temps, même s’il s’efforce de s’y arracher. C’est ainsi qu’aux côtés du jeune Gérard Labrunie qui connaîtra une certaine notoriété précoce lorsqu’à dix-neuf ans il traduisit le Faust de Goethe, les auteurs campent les figures du romantisme, ses amis, Théophile Gautier, Auguste Maquet, Pétrus Borel, Alexandre Dumas. La vie bohème, la bataille d’Hernani, les soulèvements politiques, la révolution de 1848 ne sont pas un décor extérieur à l’émergence de nouvelles formes de création mais leur creuset. Pour Nerval, la littérature est sœur du rêve, d’un désir de fuite, la confidente ou l’exorciste des désillusions amoureuses, des expériences de dédoublement, des assauts de la folie, fût-elle lucide.
Le choix de croquer un personnage fluet, tout en déséquilibre nerveux, ludion réduit à la taille d’un mirmidon avalé par le corps des femmes qu’il convoite, reflète une lecture privilégiant un Nerval dévasté par le réel, emporté par des hallucinations (à jeun ou sous substance) qu’il tentera d’apaiser par sa pratique des voyages. Ressort la solitude abyssale de l’auteur de Sylvie, du Voyage en Orient (seul ouvrage publié de son vivant, en 1851), solitude de qui ne sera jamais de plain pied avec le principe de réalité, de qui s’éprendra de femmes déifiées (l’actrice Jenny Colon), cherchant dans les correspondances mystérieuses, l’occultisme, les territoires d’une raison autre de quoi alimenter ses songes.
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La récurrence d’images où Nerval, assommé par des beuveries sacrées, gît, accroché par la cravate à une porte, à un lit, délivre l’indice de sa fin, son suicide par pendaison dans une rue de Paris. Que, hormis l’alcool, la seule femme qu’il lui soit possible d’étreindre se nomme la mort, que, depuis longtemps, les dés du destin nervalien lui aient fixé un rendez-vous anticipé avec la Camarde, Vandermeulen et Casanave semblent nous le suggérer en évoquant la scène du conte La Main enchantée, scène au cours de laquelle le singe d’un bonimenteur prédit au personnage qu’il finira pendu. Odyssée dans l’esprit tourmenté de celui qui sera plusieurs fois interné dans la clinique du Docteur Blanche, voyage dans la bohème parisienne sur fond de barricades, Nerval l’inconsolé délivre un chant poétique au grand ténébreux, précurseur de tous les voleurs de feu.
Véronique Bergen