Un coup de cœur du Carnet
Patrick ROEGIERS, Le roi, Donald Duck et les vacances du dessinateur, Grasset, 2018, 304 p., 20 €, ISBN : 978-2-246-86021-1
Ce plat pays qui n’est plus tout à fait le sien puisqu’il est devenu français continue néanmoins d’obséder textuellement l’écrivain Patrick Roegiers à travers quantité de ses ouvrages, romans comme essais divers. Même si la Belgique, son pays d’origine, n’est pas nommé dans Le roi, Donald Duck et les vacances du dessinateur, titre ô combien inattendu mais éclairant pour le lecteur par le ton qu’il donne, Patrick Roegiers revisite selon la bonne habitude qui est devenue la sienne nos mythes belgicains pour les déconstruire par le biais d’un décalage de perspectives, en les déboulonnant du piédestal où certains les ont parfois élevés. Cette fois, le roi Léopold et le dessinateur Hergé.
Le romancier imagine la rencontre entre les deux personnages durant tout un mois de juillet, en Suisse. Nous sommes en 1948, année qui n’a rien d’anodin pour le souverain comme pour l’artiste. La rencontre décrite par Roegiers entre Hergé et Léopold n’a pas eu lieu telle qu’il la raconte : nous sommes dans le jeu d’une fiction assumée. Mais elle aurait pu se réaliser, l’un et l’autre séjournant en Suisse à cette époque. Le roi vivait en exil à Prégny, près de Genève (épisode particulier de la biographie de Léopold III que le lecteur pourra approfondir par la lecture de La spectaculaire histoire des rois des Belges, publiée par Patrick Roegiers en 2007). Quant à Hergé, il descendait souvent à l’auberge de Gland, au bord du lac Léman, pour y passer ses vacances ou pour soigner ses dépressions comme l’attestent les documents et témoignages de ses diverses biographies.
À partir de cette rencontre fantasmée, Roegiers propose un récit étonnant, à l’écriture ludique et jouissive, provocateur par ses audaces. Comme souvent dans ses livres, le travail sur les mots est original, décalé par rapport à nos habitudes de lecture, riche d’inventions. Le souci du rythme ou plutôt des rythmes donnés aux phrases contribue également à la dynamique du texte. De plus, référence à Hergé oblige, l’écriture s’inspire ici, nous semble-t-il, du style de la ligne claire appliquée à la littérature. Les phrases sont généralement courtes, les répliques dans les dialogues ne dépassent pas une ligne, des onomatopées ponctuent certains paragraphes, etc.
Le décor étant planté, et ce mot est choisi à dessein, nous n’avons pas encore abordé l’enjeu central du livre, à savoir une réflexion, décalée à souhait, sur la création artistique et les relations qu’elle noue entre l’imagination et la réalité. Car la rencontre imaginée par le romancier se déroule sous l’œil de la caméra d’un réalisateur inspiré par un scénario identique. Que la création soit littéraire et/ou cinématographique, Roegiers nous met au défi de cerner les frontières poreuses qui existent entre le réel et la fiction, entre la vérité historique et les délires de l’imagination, en mélangeant à qui mieux mieux les statuts de comédiens et de personnages historiques, de réalisateur et de romancier, des magnifiques paysages montagnards et des décors censés les représenter, mais aussi des objets livres ou films. Roegiers s’amuse de ces faux-semblants dans cette fantasmagorie burlesque, cette comédie fantaisiste, ce divertissement joyeux, cette soi-disant reconstitution historique truffée de gags. À cet égard, les surgissements inopinés de Donald Duck en gardien des eaux du Lac Léman nous plongent dans un univers complètement déjanté qui doit beaucoup à l’enfance. Ces scènes décalées sont l’occasion de rendre hommage à des artistes comme Tex Avery, Walt Disney, Charlie Chaplin, les Marx Brothers, Laurel et Hardy, Grock le clown suisse et bien d’autres. Mais Roegiers ne se limite pas à rappeler les coups de génie de ces créateurs, il leur donne une place entière au générique du film en train de se tourner et dans les pages de son roman. Leurs créatures aussi y ont droit d’existence et, dans la foulée de Donald Duck, apparaissent Tintin (sans Milou et Haddock), la Castafiore dans un chapitre délirant, Oncle Picsou qui n’est pas en Suisse pour rien, le professeur Tournesol qui rencontre… Einstein, etc. Sans oublier les réalisateurs célèbres, les comédiens et surtout les comédiennes de l’époque comme Greta Garbo, Gloria Swanson, Mary Pickford, Norma Desmond, Rita Hayworth, Ava Gardner ou Bette Davis. Un sacré générique qui défile d’ailleurs à la fin du… roman ! De quoi nous donner le tournis par moments et c’est, à notre avis, l’effet recherché dans un savant dosage de virtuosité et de fantaisie. Ajoutons à cela la Suisse, qui sert de décor et apparaît comme un personnage à part entière que Roegiers semble bien connaître et avoir fréquentée de l’intérieur, en égrenant à son propos quantité de caractéristiques, d’anecdotes, de clichés la concernant elle ainsi que ses habitants. Ses héros également comme Guillaume Tell ou les cyclistes Ferdi Kübler et Hugo Koblet. « En Suisse, tout était typiquement suisse. C’était un pays à part. Un pays de carton-pâte. Un pays de carte postale. Un pays miniature… »
Tout cela nous éloigne-t-il de la vie réelle des deux protagonistes centraux ? Pas du tout. Simultanément, l’auteur nous présente des pans importants de leur biographie respective : la naissance d’Hergé le 22 mai 1907 et celle de Tintin le 10 janvier 1929, celle de Léopold en 1907, leurs mariages respectifs, les crises dépressives du dessinateur, la mort dramatique d’Astrid à Küssnacht, « la reine des neiges », et la rencontre avec Lilian, la conquête de Germaine par Georges et les aléas de leur amour, l’exil royal et la rencontre secrète avec Hitler au Bürgenstock, les débuts d’Hergé dans le Petit Journal du Soir sous l’Occupation, etc.
Mais rappelons-le pour conclure : tout était faux dans ce roman allègre. « Le soleil était faux. La verdure était fausse. Les arbres étaient faux. Faux paysages. Faux prés. Faux chalets. » Nous avons assisté au tournage d’un film pour lequel tout a été reconstitué en studio. « Le cinéma n’est-il pas l’art d’inventer du vrai à partir du faux et du faux à partir du vrai ? » Derrière ce jeu sur le réel, on sent poindre la fascination de Roegiers pour la création artistique, singulièrement pour la littérature et le cinéma. Et pour l’imagination. « Celle du spectateur dépasse le film comme celle du lecteur dépasse le roman. Le cinéma et l’écriture sont plus grands que la vie. » Les va-et-vient de l’un à l’autre se multiplient pour rappeler au lecteur le contrat narratif qui lui est proposé : « Voilà du cinéma, du vrai cinéma !, s’était exclamé le réalisateur. Il était heureux d’avoir tourné une des scènes les plus enlevées du film et l’une des plus rythmées du roman » ou encore : « Seul est vrai ce qui est inventé. Et ce qui s’écrit. Le cinéma n’est qu’illusion. » Le statut du réalisateur/romancier est constamment interrogé à tel point que l’on peut imaginer Roegiers disposant ses personnages comme un réalisateur place ses acteurs, ce qu’il résume ainsi : « L’écrivain se fait du cinéma avec le roman qu’il a dans la tête ». Et la question vaut aussi pour le lecteur pris dans ce jeu de double fiction : « Une histoire se lisait autant qu’on la regardait. Un livre se lisait en tournant les pages comme on tournait un film. Chaque plan était une ligne dans un roman. Un roman se tournait-il comme un film ? Un film s’écrivait-il comme un roman ? Le réalisateur voulait faire un film que le lecteur aimerait voir et que le spectateur aurait envie de lire. Était-ce un film ou un roman ? La question ne se posait pas. » En effet, c’est bien un roman que nous refermons en tournant la dernière page. Reste à tourner le film…
Michel Torrekens