Françoise LISON-LEROY, Le temps tarmac, Rougerie, 2017, 56 p., 16,00 Ꞓ, ISBN : 978-2-85668-396-5
Le nouveau recueil de F. Lison-Leroy comporte sept parties d’importance inégale. Les deux premières, ainsi que la cinquième, consistent en un seul poème versifié de deux pages. Par contre, les sections III, IV et VI groupent respectivement cinq, onze et sept poèmes en prose. Enfin, cinq poèmes en vers composent la dernière partie. L’impression prévaut que l’ensemble fut construit avec grand soin, sans qu’on discerne aussitôt la fonction de cette architecture. Or, il en va de même en ce qui concerne l’écriture, visiblement soutenue par une grande fermeté intérieure, mais jouant à l’envi du discontinu et de l’imprévisible, au risque de désarçonner. Peu ou prou de clichés lyriques, de formules convenues, d’états d’âme romanesques auxquels s’accrocher paresseusement : malgré la grande sobriété des moyens langagiers, la poésie de F. Lison-Leroy est secrète, exigeante pour elle-même autant que pour le lecteur.
L’imaginaire déployé dans le recueil est d’abord spatial, avec l’évocation de vastes étendues que parcourent en sens divers des êtres fantomatiques, souvent désignés d’un simple « nous ». Il est question de « traversée », de « vaste migration », de « transhumances », d’« exode », mouvements dont la signification n’est pas davantage précisée, mais sur lesquels pèse implicitement une sourde angoisse, liée à une menace inconnue. Quant au « je », il peut faire preuve d’une mobilité individuelle tout autant inexpliquée : « courir pieds nus », « je tiens ma course en haleine », « je reprends la marche ». Mais, ici, il arrive au contraire que le voyage s’achève sur une note rassurante, celle de la boucle : « je regagne l’estuaire », « j’ai mon abri tout trouvé », « c’est mon antre », « rejoindre mes bases ». Loin d’un tableau figé, l’espace mis en scène est donc vu sous l’angle insistant du parcours, ce dernier connaissant plusieurs variantes ; par le fait même, c’est la dimension de la durée qui se trouve indirectement investie dans le poème. « Le temps tarmac me glisse entre les coudes ». On retrouve d’ailleurs cette dualité spatio-temporelle dans le fait que plusieurs motifs descriptifs sont empruntés au paysage sans cesse mouvant du littoral : estuaire, mer, goélands, vagues, dune, grand spectacle à jamais intranquille.
Cependant, le temps dont il s’agit n’est pas un temps purement rêvé, hors de l’histoire réelle. Dès le premier texte, intitulé Barbelée, il est question de guerre, de « charnier », de « hordes », mais cette thématique se poursuit tout au long du recueil, avec « le registre des morts », « plus jamais de carnage », « le pays meurtri ». Certes, même si elle fait penser à la guerre 40-45 ou au « nettoyage ethnique » en Bosnie-Herzégovine, la conflagration n’est ni datée, ni située. Elle n’en constitue pas moins une sorte de fil rouge qui revient de page en page, dénonciation à la fois âpre et désordonnée de la barbarie humaine. Cette trame est ce qui donne au recueil sa plus grande force, par la charge émotive qui lui est propre, mais surtout par le fait que le « je », loin de s’en tenir au rôle de témoin extérieur, s’implique comme acteur du drame aux côtés des victimes. « On est des vôtres / ceux qui cavalent sans prénom », « on ne pliera ni l’arrogance / ni les couteaux tirés / qui nous tiennent debout ». Enfin, « je reverrai ma rue », dit-il, comme le rescapé d’un camp de concentration. Paradoxalement, ces notations seraient moins percutantes si elles composaient un discours suivi, organisé. Au contraire, elles surgissent de manière impromptue, fugace, comme sous l’effet d’une mémoire impérieuse mais anarchique.
On l’a suggéré, la poésie de F. Lison-Leroy est peu lyrique. Elle témoigne d’une sorte de pudeur, d’un rejet du narcissisme qui jouxte la dépersonnalisation, sans compter une impression lancinante de solitude. Les images, les émotions et les imaginations qui la nourrissent n’en ont que plus d’intensité. Ainsi en va-t-il de la proximité de la mort, qui n’est pas perceptible seulement dans l’évocation de la guerre : « la nuit lucide et blanche / qui nous saisira tous », « je suis l’insecte ailé […] qu’on abat de travers », « je suis l’arbrisseau mort », « ma pitance s’émiette ». Ici s’expose la véritable signification du temps, qui n’est pas une durée historique, immémoriale, mais plus étroitement le laps de la vie humaine, irrémédiablement borné par son terme prévisible. Il n’y a dans Le temps tarmac rien de léger, rien de drôle, rien de superficiel : seulement un désir de vérité – doublé du soupçon qu’elle est par nature hors d’atteinte.
Daniel Laroche