Véronique SELS, La ballerine aux gros seins, Arthaud, 2018, 240p.,17 € / ePub : 11.99 €, ISBN : 978-2-08-141842-4
In utero, Barberine Blin fait déjà des chorégraphies. Parée d’une improbable grenouillère en éponge avant même le premier plié, elle trouve au chat bien plus d’élégance qu’à ses semblables. Après le temps tardif de la marche, vient enfin l’accession au domaine tant fantasmé de la danse. Sous l’égide de M. Simon, arrive la discipline drastique imposée au corps. Tout organisme soumis aux cinq positions de la danse classique doit en effet allonger la nuque, redresser le dos… et de préférence, développer a minima ses protubérances mammaires. Voilà où le bât blesse : les gènes de Barberine lui ont donné le sein évident. Sous les étoffes, Sinistre et Dextre n’ont pourtant aucunement l’intention de s’en laisser compter par leur hôtesse apprentie rat de l’opéra. Elle aura beau s’affamer et user de bandages, les deux mamelons prendront la parole avec volupté et occuperont le terrain un chapitre sur deux. N’hésiteront pas à bourgeonner à qui mieux mieux, à se pâmer lorsque leur jeune propriétaire vivra des rapprochements avec l’autre sexe. Toute à sa vocation exigeante, Barberine réfrène souvent ses propres désirs quand ses roberts, eux, ne cherchent qu’à s’épanouir davantage.
Entre audition lamentable chez Mudra devant Béjart et ses acolytes, découverte des langages libres d’Isadora Duncan, Martha Graham ou Merce Cunningham et adoption des milieux d’avant-garde new-yorkais, La ballerine aux gros seins est un parcours éclairé de danseuse contemporaine dans les années 70. C’est tout autant un récit initiatique où l’acceptation de soi est sans cesse sur un filin ténu, un cocasse duo-duel entre une héroïne et ses obstacles de chair, un traité drolatique des modifications d’un corps féminin, jusqu’à la vie transmise. Véronique Sels adopte en outre l’acuité sociologique d’une initiée quand il s’agit de décrire les codes qui régissent les différents milieux de la danse : « À cette époque je ne mesure pas encore combien la morphologie des corps fait écho à cette obsession qu’a la société de compartimenter l’humain comme de la viande, par gabarits, espèces, communautés et castes ». La romancière aligne goulument mots et adjectifs, mélangeant les registres, faisant de sa langue un corps autant en expansion que les facétieux et empêcheurs de danser en rond Sinistre et Dextre, tout occupés à se répandre en « bontés lactiques, giclures minérales, en flaques protéiniques ». Ce qui semblerait de prime abord une idée saugrenue à maintenir sur 200 pages devient alors un récit plutôt jubilatoire.
Anne-Lise Remacle