Une vie en éclats

Un coup de cœur du Carnet

Annick WALACHNIEWICZ, Il ne portait pas de chandail, L’Arbre à paroles, coll. « If », 2018, 184 p., 18 €, ISBN : 9-782874-066665

walachniewicz il ne portait pas de chandailJe vous le concède, le nom de l’auteure n’est pas facile à retenir et pourtant, ce n’est en aucun cas une raison de rater le premier roman d’Annick Walachniewicz, Il ne portait pas de chandail, qui sortira dans quelques jours aux éditions de l’Arbre à Paroles, dans la collection narrative « iF ».

Tout commence à l’Ouest, en 2012, avec Dora et Hans qui viennent « lui » annoncer que son père, dont on apprendra bientôt qu’il est décédé en 2001, « était prisonnier dans un camp d’extermination.  Il travaillait dans les chambres à gaz, dans les fours. »

Elle, c’est « la Petite », née ici, en 1960, fille de, de qui au fait ? Qui était vraiment ce « Père » émigré polonais, qui a construit sa maison de ses mains, travailleur et taiseux ?  C’est ce que le lecteur va apprendre au fur et à mesure que la narratrice s’en souvient ou le découvre.

Les chapitres, très courts, voyagent, vont et viennent : en 2012, en 1965, à l’Est, à l’Ouest, en 1939, en 2001, en 1995, en Pologne,  en 1975, en 2013, dans la piscine, en 1989, en Belgique, en 1944, le 21 juillet 1969, en 2016…

Tout est sobre et bouleversant, parfois terrible, parfois ordinaire et touchant, juste évoqué, mais de manière juste :

le secret un peu su et beaucoup tu,

la rivalité entre la fille aînée « la Petite » et son cadet « Granfrère » pour être aimée de Mère,

la catharsis de la piscine,

les rares paroles du Père,

la vie comme elle va dans un petit village au milieu des années soixante,                        les rêves et les dessins d’enfants,

le dragon et le cloaque d’un camp d’extermination où travaille un  enfant de 14 ans,

les sensations spécifiques suivant qu’on nage le crawl ou la brasse,

l’adolescence boutonneuse et emmurée dans le mal-être,

« Mère », abandonnée à sa naissance, ouverte et recousue lors de son premier accouchement, déchirée lors du second,

le lent délitement de la famille dans un engrenage d’incompréhensions,

la faillite des relations entre le frère et la sœur devenus adultes,

la douceur vibrionnante des abeilles,

le voyage du retour aux sources…

Les transitions entre les éclats de récit sont à la fois naturelles et soignées, quelquefois poignantes, faites de motifs ou de mots qui, tels des ponts, enjambent les lieux et unissent les générations : jardins potagers et confitures faites à la maison, paires de bottes achetées ici et fabriquées là-bas, eaux bleues de piscine et grises de rivière, …

Et à la fin, la vie continue, «Je n’ai pas tout dit, mais tout est là. »

Le style de la narration est tout à la fois concret et puissamment poétique :

La fillette se raconte des catastrophes. Vite ! Mettre le  troupeau à l’abri, dans le saule creux. Un orage déchaîne le vent. Les arbres et les récoltes d’abattent au sol, terrifiés. L’eau déborde, emporte les enfants qui jouent plus bas sur la rivière brune sans fond. Tapie dans son arbre, son arche de Noé, la petite nargue les éléments. La tempête vidée se couche comme un gros chien peureux. Un à un, les animaux retournent à la pâture dans l’herbe bourdonnante. Odeur de terre qui sèche. Vapeur d’humus. 

C’est interpellant de considérer, en y réfléchissant, que l’auteure joue sur deux registres de souvenirs : les siens, bien réels on n’en doute pas, et ceux de son père, ces derniers étant forcément imaginés puisqu’il ne lui avait rien dit, et donc nourris par la littérature des camps.

Marguerite Roman


P.S. : Pour la clé de l’illustration de couverture, rendez-vous dans la piscine à la page 82…