Vendre et se vendre

Laurent HERROU, Le petit mot, Éléments de langage, 2018, 80 p., 10 €, ISBN : 978-2-930710-15-0

herrou le petit mot.jpg« J’ai commencé un texte que j’ai intitulé Fnac, en recherchant systématiquement dans mon journal toute phrase en rapport avec la Fnac, depuis que j’y travaille. »

Quand on connaît la place que Laurent Herrou accorde à l’écriture de son journal, et comment cette écriture est à l’origine de la plupart de ses projets littéraires, on est frappé par sa capacité à se renouveler continuellement à partir d’une telle matière. Laurent Herrou a travaillé pendant huit ans à la Fnac de Nice, au rayon librairie. Il en est sorti indemne, et c’est sans doute en partie grâce à la composition du Petit mot, son dernier livre, où il recense, année après année, les fragments où apparaissent le mot « Fnac ». Le livre est divisé en huit sections, dûment titrée : l’année, le nombre de fragments.

Stylistiquement, la contrainte conduit à un résultat tourbillonnant, le mot « Fnac » – cette presque onomatopée – revenant sans cesse, emportant le lecteur dans une litanie fracassée, une guirlande de monstres découpés au pochoir, une ronde autour d’un feu de joie. Les ruptures logiques et temporelles, les coutures au fil rouge, celui d’un mot dont la sonorité claque, tout cela n’est pas sans rappeler les envolées poétiques du Vincent Tholomé des premiers recueils. On se demande si Laurent Herrou ne devient pas un peu cinglé, de page en page, à force d’obsession. Car oui, la folie peut tenir dans ce seul symptôme : la répétition, infinie, irrépressible, d’un seul mot.

Et comme bien souvent dans les livres de grande tenue littéraire, le fond et la forme sont indissociables et se renforcent l’un l’autre. Car que lit-on ici, sinon le récit d’un enfermement et d’une aliénation ? Laurent Herrou cherche désespérément à concilier son travail à la Fnac et la poésie, mais la Fnac l’encercle littéralement de ses horaires, de ses perspectives vulgaires, des bavardages vains de ses collègues, de ses conseils de vendeurs et des questions de clients. « La Fnac me bouffe. » Laurent Herrou est un marin immobile perdu dans un bateau trop grand, il tient un journal pour résister à la dissolution de lui-même. « Je me suis dit qu’il fallait que je me serve de la Fnac comme la Fnac se servait de moi. » Alors il empile les bouts de rêves, les débuts d’idées, les regards d’amants de passage, les flèches qu’il tire vers ailleurs. « Je voulais rencontrer des gens, en venant travailler à la Fnac, mais les gens que je côtoie sont morts. »

Le récit que Laurent Herrou fait de ses années de Fnac est celui d’une longue solitude, où il s’agit de vendre et de se vendre, où il cherche ses propres livres dans le catalogue de la Fnac (« Savoir au fond que l’énervement à la Fnac est sans doute relatif à l’absence de nouveaux livres de moi. »), où il se cherche lui-même, pour voir s’il a une place, pour vérifier qu’il existe. Car il doute. Parfois, il sent une pointe de désir et s’imagine vivant, c’est un homme qui le regarde ou l’appelle, c’est le représentant d’un éditeur qui le contacte, c’est un écrivain qui vient signer ses livres à la Fnac. Mais ces horizons-là s’évanouissent. Trois phrases brèves suffisent à en démonter le mirage. Leur multitude même est une preuve de leur vacuité. Tout se confond dans l’entrelacs des fragments : sa vie affective, sa vie professionnelle, sa vie d’auteur. Le seul constat possible est l’échec. Alors qu’il raconte ses déboires de Fnac à son père, celui-ci rétorque : « Et alors, tu es bon à quoi ? »

La réponse est le livre, ainsi que la libération. Dialectique et jubilatoire. Musicale et entêtante. « J’ai compris que c’était important que Laurent Herrou l’auteur se défasse du vendeur de la Fnac. »