Couleur et nostalgie du ciel

Un coup de cœur du Carnet

Michel LAMBERT, L’adaptation, Pierre Guillaume de Roux, 2018, 264 p., 22,90€, ISBN : 2-36371-248-6

lambert l adaptation.jpgUn réalisateur, couvert d’un éternel chapeau, cherche sur les toiles d’une galerie d’art un ciel introuvable, une couleur et une atmosphère célestes qui devraient guider son prochain film. Il travaille sur l’adaptation d’une œuvre qui l’a profondément marqué : La jeune fille brune d’Alexandre Tišma. Sa femme Marion, décédée depuis cinq ans, lui avait fait découvrir ce roman. Comment adapter un récit durant lequel un homme cherche désespérément à revoir une femme avec qui il a passé une seule et unique nuit ? Comment transposer cette quête, ce fantasme qui s’efface petit à petit de sa mémoire, cette passion dévorante qui s’étale sur plusieurs décennies, cette course contre le temps et la peur du vieillissement ? Le réalisateur fait face à certaines difficultés, notamment le caractère hautement littéraire de l’ouvrage. Il n’a pas dit son dernier mot, mais peut-être est-ce son film de trop ? Des mauvaises langues le disent fini. Il accuse les refus des producteurs. La profession est intraitable avec ceux qui échouent.

Sa femme lui manque… tout comme l’alcool. Il n’en a plus touché une goutte depuis sa mort. Il rencontre Betty, lors d’un vernissage dans la galerie de Marielle Bove. Betty et lui sortent parcourir les rues. Dehors, l’ambiance n’est pas à la fête. Un climat de tension, de peur s’est installé depuis quelques jours dans la ville. Des militaires rôdent partout. Une chasse à l’homme est en cours. Toutefois, notre homme au chapeau a une faim de loup. Il a très envie de dévorer Betty, de trente ans sa cadette. Ils passent la nuit ensemble, dans un hôtel. Au petit matin, la jeune femme a disparu, sans laisser un mot. Le roman s’invite dans le roman. La jeune fille brune s’incruste dans la propre vie du réalisateur et l’inspire dans son scénario. Il pense sans arrêt à cette femme, la désire plus que tout. Il récupère ses coordonnées par l’intermédiaire de Marielle. Au contraire du héros de Tišma, son fantasme devient réalité. Il revoit Betty avec qui il éponge sa soif dévorante d’amour. Elle ne revient jamais vers lui. C’est toujours à lui de se manifester. Parfois, elle s’absente pendant une ou plusieurs semaines. Que cache cette fille mystérieuse ? Marielle, qui est également devenue sa maîtresse, désire une relation stable… peut-être en demande-t-elle trop ? Quelles directions vont prendre ces deux liaisons ?

Notre monsieur cinéma réussit à rassembler autour de lui une belle équipe. Il peut s’appuyer sur quelques éléments forts, comme son chef op, Fabrice, ou son premier assistant, Cabrel. Il y a aussi son fidèle ami Hem’ qui n’est plus que l’ombre de lui-même. Ce dernier sombre petit à petit, à grand renfort de rhum et de havanes, et se rapproche dangereusement de l’issue fatale de son idole Hemingway. Le narrateur peut aussi compter sur son fils, Yvan. Une relation proche et distante à la fois unit les deux hommes. Yvan, qui a hérité d’une grosse fortune de sa mère, n’en a que faire de l’argent et vit pour la musique. Il joue du saxophone dans un quintet qui rencontre un petit succès. L’équipe du film fait appel à de jeunes comédiens, presque amateurs. La fragilité est le maître-mot. Tous ont ce petit quelque chose de « fêlé », de « blessé », de « cassé » qui est la marque de fabrique de Michel Lambert. L’auteur dresse de magnifiques portraits de tous ces compagnons de solitude.

Le tournage aura-t-il lieu ? Le parcours jusqu’au premier clap n’est pas sans embûches. Sans producteurs, les frais s’amoncellent. Heureusement, notre homme au chapeau peut compter sur une belle collection d’œuvres d’art, héritée de son beau-père, pour éponger ses dettes. Quelle couleur va-t-il donner à son film ? La pigmentation n’est-elle pas ce qui guide la tonalité générale d’une œuvre cinématographique ? Comment traduire le désespoir, la nostalgie et le fantasme sur la pellicule ? Ne s’attaque-t-il pas à un trop grand chef-d’œuvre qui risque de l’avaler ? Va-t-il se permettre quelques libertés ? Fouiller au plus profond de lui-même pour accoucher de son film ? Quel ciel va-t-il finalement lui imposer ?

lambert la maison de david.gifC’est avec un bonheur non dissimulé que nous retrouvons la plume de Michel Lambert dans un roman – quinze ans après son dernier, La maison de David. Cette attente – même si l’auteur a écrit entre-temps plusieurs recueils de nouvelles – est amplement récompensée. Ce roman touche le lecteur, tant par la beauté de son histoire que par la pertinence des mots utilisés et la haute technicité de l’écriture. L’ensemble de l’ouvrage est guidé par une émotion pure, cristalline, picturale. Michel Lambert semble faire une synthèse de tous les éléments qui ont marqué son œuvre, voire sa vie d’écrivain. Ces caractéristiques qui font sa force depuis tant d’années s’y retrouvent : les mêmes thématiques, des êtres seuls et nostalgiques à la recherche d’un idéal inaccessible, des univers artistiques (cinéma, littérature, arts plastiques), une construction parfaitement menée… À cela s’ajoute un rythme lent et rapide à la fois. Par accumulation de petits détails, de petites touches à la manière impressionniste, le tableau de Michel Lambert prend forme. Le ciel y occupe une place centrale. Un ciel très précis habite les pensées du réalisateur. Pourra-t-il le retrouver et le reproduire à l’identique ?

Ce roman est aussi l’occasion pour Michel Lambert de rendre hommage à un auteur qui lui est cher, un écrivain qui a marqué et certainement guidé sa carrière. Par le plus grand des hasards, il s’était vu aborder, dans une nouvelle de son premier recueil, intitulée « Il se passe », la même histoire qu’Alexandre Tišma dans La jeune fille brune. Il assume ici pleinement la référence sans plagier l’auteur serbe et en ouvrant la réflexion sur ce qu’est réellement une adaptation. En existe-t-il de parfaites ? Ne trahissons-nous pas toujours l’œuvre originale en l’adaptant ? Une bonne adaptation n’est-elle pas justement celle qui se permet des libertés, qui s’imprègne d’une nouvelle ambiance, de l’univers du nouvel auteur ? Il s’agit ici de l’Adaptation, celle d’une œuvre unique, pas d’une simple transposition. Quoi qu’il en soit, Michel Lambert réussit parfaitement son pari, notamment par l’art très habile d’une mise en abîme. Le destin du narrateur se lie à celui du protagoniste de La jeune fille brune. La fiction et la réalité se confondent. Le lecteur ne sait plus qui influence qui, ni qui aura le dernier mot.

Fait assez rare, Michel Lambert place son action dans un contexte très actuel, à savoir la menace terroriste. À notre connaissance, seul Fin de tournage faisait appel à un fait historique comme toile de fond : la Marche Blanche. Les attentats nous renvoient directement au sentiment de la peur qui traverse tout le récit, tous les personnages, à différentes échelles. Mais comme toujours, une note poétique et lumineuse pointe le bout de son nez et efface petit à petit toutes les contrariétés.

Émilie Gäbele