Être à nous-même un poème

William CLIFFMatières fermées, Table ronde, 2018, 256 p., 16 € / ePub : 11.99 €, ISBN :  9782710384526

cliff matieres fermeesComment trouver la juste cadence d’une vie ? William Cliff la cherche dans les alexandrins qu’il tend comme des filets au travers des années. Elle est dans ces liasses de poèmes jetés au hasard de l’existence et qui restent comme l’écume après la marée. Cette vie qui n’en finit plus de se dérober, de se défaire à l’horizon du lendemain, William Cliff tente de la faire tenir dans la forme stricte et compacte du sonnet. Matières fermées en explore les variations possibles : on y trouve des sonnets classiques, des sonnets shakespeariens – qui rappellent que William Cliff a traduit les poèmes du dramaturge anglais –, mais aussi des sonnets « polaires », où deux quatrains encadrent les tercets. Cette forme rappelle le souvenir de Baudelaire, qui la pratiqua, et la référence à l’auteur des Fleurs du mal nourrit, en contrepoint, une méditation sur le bonheur, sur la fin, sur les mots ordinaires que l’on répète avec l’espoir de voir son histoire, déclinante, se réenchanter.

« Quand partons-nous pour le bonheur ? » disait-il en
répétant la phrase de Charles Baudelaire,
mais on voyait sous son sourire en même temps
la pitoyable issue qu’il allait devoir faire.

« Quand partons-nous pour le bonheur ? » Hélas ! celui
qui inventa ces mots comment a-t-il fini ?
et nous-mêmes comment finirons-nous la route ?

L’on tourne le dos à ses amis, l’on s’en va
où peut-être jamais l’on ne se reverra,
Mais nous avons parlé à travers la déroute

du temps, nous avons échangé tout en buvant
des phrases d’amitié burinées dès longtemps
et que nous répétons malgré cette nuit noire,
comme pour enchanter le temps de notre histoire.

La forme du sonnet porte une mémoire qui se déploie comme un halo autour du passé vécu qu’elle tente de fixer. Tel est le sens du titre Matières fermées. Il dit la tension de l’écriture qui rêve de ramasser dans des vers « l’Immense Existence », qui essaie de couler dans une structure un peu de cette vie mouvante et désordonnée, d’en sauver autant qu’elle en perd.

La vie est cependant aussi une matière fermée dans son épuisante récurrence. La « puissance innée » de la forme poétique cherche à la sortir de la claustration, à redéployer l’existence dans ses errances et ses lumières, ses moments graves et ses insignifiances pour vaincre la pente naturelle qui mène l’homme à l’abandon et en fait l’absent de sa vie.

« La vie réelle de l’homme gît en lui-même. »
a écrit Senancour, et n’a-t-il pas raison ?
ne nous faut-il pas être à nous-même un poème ?
malgré tous les décours de la situation ?

[…]

et nous poètes ne devons-nous pas écrire
pour nous éviter de nous enfoncer au pire
en nous oubliant dans une coupable absence ?

Les sonnets du recueil sont des fragments d’existence. Ils sont comme des tesselles qui, mises bout à bout, composent une mosaïque emplie de lacunes. Les poèmes séparés s’enchaînent pour former un seul poème, comme l’indique le singulier de ce mot sur la couverture.

Des figures et des paysages s’esquissent au fil de ce journal intime et poétique. William Cliff y revient sur « les trépignements de [son] corps sur la terre ». Il glisse d’un pays et d’une époque à l’autre. Il est tour à tour à Gembloux, en Angleterre, en Italie… Les souvenirs s’enchevêtrent et se perdent dans des fondus enchaînés. La vie se connecte partout à la littérature. Les souvenirs déploient une bibliothèque intime que les voyages ne cessent d’animer et qui sert de boussole au voyageur. Un séjour à Ferrare réveille les sensations du temps passé autrefois dans cette ville et ces souvenirs se mêlent à ceux des lectures de Bassani, de l’Arioste et du Tasse. Le poète erre à Bruxelles ou à Paris, on le retrouve dans un hôtel crasseux d’Oxford où il lit Oberman, puis dans un hôtel rempli de curés et de nonnes à Padoue où il guette les fantômes de Dante et de D’Annunzio. Il se souvient de ses études à Basse-Wavre, traverse la révolte d’un pays communiste, évoque un oncle missionnaire attiré par l’Orient, la figure d’un vieux jardinier des environs de Gembloux, le poète Gabriel Ferrater qui l’a fait être poète… Il raconte la crise d’asthme dont on le soigne à Londres et l’asthme est vécu comme une maladie métaphysique et littéraire – métaphysique, car elle fait sentir au plus près l’étouffement et l’évanescence qui sont la condition de l’homme ; littéraire, car elle évoque, dans l’imaginaire du malade, l’ombre de Maïmonide, de Proust et de Gombrowicz. Le poète se trouve également dans le train où montent les jeunes gens qui se rendent au festival de Dour et le font se sentir tel un revenant d’un autre temps. Plus loin, il regarde le capitaine du bateau, qui le ramène de Venise, se battre en vain dans la nuit avec un grillon, scène burlesque où se cache, discrète, une allégorie…

Au-delà de l’anecdote, c’est un sentiment du temps que le poète cherche à capter. La nostalgie sourd avec pudeur quand il contemple la manière dont son cours transforme les vieux présents dépareillés en une boue informe :

C’était au « bon vieux temps », mais ce temps est parti
parce que le temps est un fleuve sur sa pente
qui emporte dans ses flancs le grand, le petit
en les mêlant tous deux à sa tourbe courante.

Cette nostalgie se double d’un sourire narquois, d’une ironie un peu amère que révèle la rime. William Cliff joue fréquemment, dans les distiques finaux de ses sonnets, sur des rimes un peu plates pour souligner les mauvais accords de l’existence, ses enchaînements trop prévisibles, la logique des journées et des gestes qui se suivent, mécaniques.

Enfin ayant accompli ce séjour,
ils refont en auto le chemin du retour.
L’envol légèrement pompeux d’un vers peut également mettre cruellement en lumière le dérisoire du quotidien :
ensemble on alla dans un troquet de la rade
boire du vin blanc et manger quelque salade.)

Pour dire cette vie qui souvent ne rime à rien, William Cliff crée aussi des effets de dissonances et de surprises. Il fait s’entrechoquer les réalités les plus triviales et le registre de la douleur intime (« où je mâchai malgré tout un gros hamburger / sans que nul ne parût remarquer mon malheur. ») ou rapproche, par la rime, les sentiments (soupçonneuse) et la froideur du lexique médical (bronchiteuse).

La souffrance de la vie est au cœur de la huitième liasse où le poète évoque la mort de ses parents et de son frère. Le recueil se finit sur la contemplation de la « nuit interminable » qui « nous emporte dans sa vaste solitude… ». L’existence n’apparaît alors que comme un va-et-vient au sens incertain.

Ainsi s’explique notre nombreuse présence
ns la ville assez triste qui nous a vus naître
sans que nous comprenions rien à cette existence
si sombre où nous devions accomplir la navette

Pour le poète, forger des vers est la tentative de rejouer et de déjouer la défaite vers laquelle va la vie.

Me voilà écrivant, misérable poète,
grâce à vous, oui j’écris ces vers alexandrins
par lesquels je voudrais déjouer ma défaite

La joie, chez William Cliff, est dans la langue. Elle rayonne de ce français bigarré qui joue sur tous les possibles qu’elle lui offre. Les archaïsmes s’y mêlent aux mots d’aujourd’hui ; les termes littéraires y fraternisent avec la langue orale et populaire ; les tours recherchés, presque précieux, y reçoivent la couleur franche des régionalismes.

Et moi je me suis mis en voyant ton exemple
à reprendre le poème qui fut toujours
la façon dont l’homme devant son existence
se réjouit de la revivre tous les jours.
Et avec ce langage articulé qui sonne
comme aucune autre langue n’a jamais su faire,
voilà que je l’écris ici pour qu’il résonne
comme il aime le faire en la langue française,
langage très ancien qui depuis tant de siècles
s’articule en dansant en syllabes espiègles.

Manier cette langue espiègle, qui échappe au temps comme aux lois, permet à l’écrivain de rendre de la vie dans la vie. Si les souvenirs opèrent un va-et-vient constant entre la vie et la littérature, l’écriture fait aboutir ce cheminement. La poésie de William Cliff cherche, au-delà de l’autobiographie, une transmutation ou une transsubstantiation. Elle doit permettre au poète de devenir « un poème à soi-même », d’être le créateur et sa propre création. À l’image de Gabriel Ferrater, le poète peut ainsi espérer atteindre une « vie organique » parce que, par la force de son œuvre, il laisse une trace qui ne fait que croître et imprime une cadence au mouvement cahotant de la vie.

François-Xavier Lavenne