Un coup de cœur du Carnet
Astrid CHAFFRINGEON, Chambre avec vue, illustrations Claire Morel, Éléments de langage, 2018, 60 p., 10€, ISBN : 978-2-930710-16-7
N’avez-vous jamais été totalement subjugué.e, emporté.e par un paysage ? Un lieu qui, d’un seul coup, semble vous envelopper entièrement et vous retenir au creux de son ventre. Un endroit qui vous reste dans la tête, qui continue inlassablement à vous appeler, de jour comme de nuit, qui, comme un amant terriblement envoûtant, vous attire à lui, vous caresse et vous absorbe. Bref, n’êtes-vous jamais tombé.e amoureux.se d’une vue, d’un paysage ou d’un monument, au point que tout le reste devienne futile, encombrant, décevant ? C’est ce qui arrive à la narratrice un peu perchée de Chambre avec vue.
Au cours d’interminables et routinières vacances en Corse avec un homme ennuyeux, elle tombe littéralement sous le charme d’un tombeau, sorte de mausolée, en haut d’une colline, dans la petite localité de Pino. L’arrêt est obligatoire. Pendant que l’insipide compagnon reste à une terrasse à l’attendre, la jeune femme grimpe à toute vitesse les marches qui la séparent de son but. Arrivée là-haut, c’est le coup de foudre intégral. Comment n’a-t-elle pas pu voir plus tôt ce lieu si merveilleux ? La vue sur la mer est à couper le souffle. Tout son corps est attiré par ce cadre, par cet espace où elle a subitement envie de s’étendre, de se fondre, de ne plus faire qu’une avec la nature. Les courbes de son corps se confondent alors avec les rondeurs de la colline, les épines des pins se mélangent au brillant de ses cheveux, l’odeur des mousses se répand dans ses veines, ses ongles deviennent racines. La narratrice souhaite contempler ces lieux à l’infini, mais le barbant l’attend toujours en bas. Il faut reprendre la route, reprendre ses activités, continuer son chemin de vie. Elle essaie autant que possible de revenir à Pino, avec des copines, avec d’autres hommes qui ne voient pas, ne comprennent pas la beauté des lieux. Elle parcourt les chemins du village, descend jusqu’à la plage et ne manque jamais de saluer le tombeau, là-haut, qui s’avère être celui de Valentine Eiffel, la fille du Gustave du même nom. Elle lie une relation, sorte d’amitié indescriptible, avec celle qui a choisi ce cadre merveilleux pour son repos éternel. Ne pensant finalement plus qu’à ce lieu, elle décide de trouver à Pino une « chambre avec vue » sur celui-ci et rédige une annonce qui s’avère être le présent ouvrage. De footings en oursinades, de hautes saisons en réunions de l’association culturelle, de mort accidentelle en canaux d’irrigation, nous suivons le parcours de la narratrice, à la recherche de son Graal : trouver un lieu où loger à Pino.
Assurément, Astrid Chaffringeon n’a pas son pareil pour nous embarquer dans des univers étranges, aux accents minéraux, avec beaucoup d’humour, de poésie et de délicatesse. Nous avions déjà été agréablement surprise par son premier roman, Cueillir ses rires comme des bourgeons (Avant-Propos, 2017). Elle confirme ici son talent et surtout cette originalité qui fait terriblement du bien. Donner à lire une annonce immobilière est tout simplement une idée cocasse et exquise. Cet O.L.N.I. – objet littéraire non identité, comme le décrit l’éditeur – est un véritable petit bijou, une agréable balade magnifiquement illustrée par des dessins curieux et sensoriels de Claire Morel. Les deux femmes avaient déjà travaillé ensemble et voulaient à présent explorer les « paysages intérieurs ». Écriture et images se répondent, entrent en parfaite symbiose. À travers ce court récit, nous suivons le parcours sentimental, quelque peu chaotique, de la narratrice qui est souvent affublée de la mauvaise chaussure. Cette recherche de l’amour dans la nature semble être la transposition, la métaphore d’un amour, réel ou fantasmé, impossible à atteindre. Astrid Chaffringeon touche à un sujet universel. Pouvons-nous occuper un terrain escarpé et inhabitable, ou devons-nous faire une croix sur nos rêves et nous résigner ? L’auteure rend également un bel hommage à la Corse, à sa nature, souvent mise en danger par un tourisme de masse, et à ses trésors insoupçonnés.
Émilie Gäbele