Dispositif littéraire zadiste

Un coup de cœur du Carnet

Antoine BOUTE, Chloé SCHUITEN, Clément THIRY et Jeanne PRUVOT SIMONNEAUX, Apnée, ONLiT, 2018, 191 p., 18 € / ePub : 9.49 €, ISBN : 978-2-87560 096-7

boute apnee.pngDans la foulée de S’enfonçant, spéculer, d’Inspectant, reculer (ONLiT), l’écrivain, performer, musicien Antoine Boute produit, en collaboration avec Chloé Schuiten, Clément Thiry et Jeanne Pruvot Simonneaux, Apnée, un objet textuel non identifiable qui délivre une souveraine expérience sensorielle et conceptuelle. Traversée des états d’une littérature modifiée, Apnée se déroule comme un récit/anti-récit qui spécule pour une sortie de la fiction usuelle, pour un récit haret, un agencement féral composé de dessins et d’une écriture en transhumance. « Ceci n’est pas un roman » nous dit ce roman qui n’en est pas un, qui se lit photoélectriquement.

pigeon transe - CopieLe livre-objet fait ce qu’il dit. Point de départ : afin d’avoir l’argent nécessaire à l’entretien de l’immense domaine dont il est propriétaire et sur lequel vit une bande d’activistes bio hardcore, Freddo se prépare à rentrer un dossier pour devenir professeur de philosophie. L’axiome de la bande à Freddo tient en un programme appelant à la disparition, à l’effacement de l’humain afin de céder la place aux autres formes de vie que la nôtre met en péril. Un axiome que nos dirigeants et autres oligarques précipitant la Terre dans une peu joyeuse apocalypse se devraient de s’implanter… Nous conseillons que, lors de toutes les réunions au sommet, le livre bio hardcore Apnée soit glissé entre les dossiers afin que sa ligne éthico-politique (les devenirs animaux, moléculaires de l’homme, l’art de vivre des déchets, des excédents du système consumériste, l’ouverture aux pigeons anthropologues, aux esprits des animaux…) se propage comme une traînée de poudre. Comment vivre-penser-exister dans les temps qui courent, comment inventer une alternative à un monde qui fonce droit dans le mur ? Que faire quand du faire il ne reste que le défaire ? Cette question déjà posée par Lénine, les auteurs la déportent en direction d’une écologie du vivant qui tient de Deleuze, de Nietzsche et d’une éthologie post-dadaïste. Antoine Boute boute l’anarchie aux mots, aux idées, aux perceptions. Que faire quand l’humain a fait son temps ? Sortir de l’humain trop humain, s’engager dans des devenirs Bartleby, dans un Corps sans Organes improductif, se refusant à agir sur son milieu.


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Refusant de coloniser les territoires, la bande à Freddo explore la déconstruction du dispositif homo sapiens, s’adonne à des trips cellulaires au fil de transes chamaniques du troisième type. Au fil d’une révolution sensorielle, une nouvelle biologie alternative (de type anti-spéciste et vitaliste) se met en place, laquelle révoque le dualisme du corps et de l’esprit et exhorte à se laisser traverser par la vie au lieu de la modeler, de la régenter, de la dominer.

Je suis à l’intérieur et à l’extérieur en même temps, c’est normal. La métamorphose de la conception du monde a eu lieu. Je ne suis plus épiderme, os muscles et organes. Je suis un ensemble d’atomes aux aspects et formes variés, mais tous imbriqués les uns dans les autres.

banquet a2Sous le choix du loufoque, du trans-surréalisme, Antoine Boute et ses collaborateurs prennent à bras le corps le problème de l’anthropocène : riposte locale, le livre est écrit par les révolutionnaires de la disparition, adeptes d’une sécession, d’une désertion par rapport à l’establishment. La sortie du système se radicalise en une sortie de l’humain, de sa forme canonique homologuée. Comment être au monde quand il n’y a plus de monde ? Le choix de Freddo et de ses compagnons proches des zadistes a pour nom l’expérimentation d’une contrécole, d’un désapprentissage des conditionnements consuméristes. Il n’a jamais été besoin d’apprendre à vivre (syntagme oxymorique) dès lors que les vivants étaient de plain-pied avec la vie. Qu’il faille envisager de créer une contrécole, une école de la vie, atteste que la vie est malade, que l’humain a perdu son ancrage dans le monde. Bis repetita placet, ce livre fait ce qu’il dit ; en sa forme, il sort de la domestication du corps, de l’écriture qu’il décrit. Il y a du Perec dans Apnée, le Perec de La vie mode d’emploi, devenue mode de dés-emploi, de non-emploi, le Perec d’une disparition (La disparition) ne touchant plus la lettre « e » mais l’humain. Proust partait à la recherche du temps perdu. Antoine Boute, Chloé Schuiten, Clément Thiry, Jeanne Pruvot Simonneaux, comme leurs personnages, partent à la recherche de la vie perdue.

Afin d’être en phase avec un régime d’écriture thermodynamique, il s’agit de lire en apnée, de lire en enfilant des yeux de pigeon, de déchiffrer en infra-violets, de contre-lire. Notre vœu ? Que les dénommés hommes politiques, les agités de la thune, les managers de l’existence, les fanatiques du serpent monétaire — cet  ophidien international qui se mord la queue —, broutent ce livre sidérant d’inventivité. Fabuleux chant sauvage, Apnée danse comme un happening jouissif qui désapprend la lecture-digestion.

Véronique Bergen