Béatrice LIBERT, Battre l’immense. Revue NUNC / Éditions de Corlevour, 2018, 74 p., 15 €, ISBN : 978-2-37209-050-6
Sur les soixante poèmes qui composent le nouveau recueil de Béatrice Libert, trente-six commencent par – ou contiennent – une citation d’Yves Namur, hormis trois emprunts à Fernando Pessoa, à Louis Aragon et… à l’auteure soi-même. « Citation », à vrai dire, n’est pas le mot qui convient : il ne s’agit pas de hors-textes mais plutôt d’amorces, dont le caractère exogène passerait d’ailleurs inaperçu s’il n’y avait les italiques. Ainsi ces textes à deux voix ont-ils l’apparence de pures monodies, et leur origine intertextuelle se résout-elle en une osmose parfaite. Si le procédé laisse deviner une forme d’allégeance ou de soumission, celle-ci apparait consentie, ou plutôt librement décidée. « Je relis tes poèmes », les miens sont « sans qualité ». Tout rare soit-il en littérature, l’exercice ne surprend guère si l’on se rappelle l’étroite connivence qui lie les deux écrivains, et dont témoigne le cadre clos par la dédicace « pour Yves » en tête de volume, et d’autre part le quatrain final signé Y.N. Un signe plus discret s’en découvre dans les pages intérieures : l’insistance du mode allocutif et interrogatif, avec le recours répété à un « tu » qui n’est pas seulement fictionnel – et quelquefois à un « vous » plus vague. Ainsi la poésie de Béatrice Libert ne se ferme-t-elle jamais sur elle-même : y compris dans ses moments de soliloque, elle veille à ménager une ouverture à l’autre, et celle-ci lui confère sa constante respiration.
Il n’en reste pas moins que les propos tenus visent essentiellement le vécu intérieur du « je », adonné à une méditation d’allure faussement aléatoire, où les affects négatifs semblent l’emporter avant que les affects positifs ne viennent les contrebalancer. C’est surtout dans la première moitié du recueil, en effet, que se pressent les images de perte, de manque, de fatigue, de tristesse, de solitude ou de blessure. Mais elles n’excluent pas « la Voie prodigieuse de l’émerveillement » ou « le chemin vers plus d’essence et de vérité ». Et surtout, elles laissent progressivement une place accrue aux « cicatrices », à « la miséricorde », à la « guérison », à la « semence délivrée », et surtout à l’Amour avec un grand A (sept occurrences). De l’amertume à la grâce, tout le parcours porte la marque de l’alternance, de l’oscillation entre deux pôles contraires, sans se fixer définitivement à l’un ou l’autre. Plus généralement, la poésie de Béatrice Libert donne une place éminente à tout ce qui s’en va, qui (s’)échappe, à tout ce qui s’égare ou qui, entamé, n’aboutit pas – comme si le monde souffrait d’une non-coïncidence généralisée à lui-même. « Les pas sans lendemain », « quand les choses seront ce qu’elles portent en elles », « l’arbre n’est arbre qu’en apparence », « quelques songes à venir » : le « je » se caractérise de ceci qu’il ne maitrise pas ce qui lui advient.
L’imaginaire de Battre l’immense repose sur les motifs naturels les plus simples et les plus familiers : oiseaux, arbres, écureuils, neige, puits, route, chenille, etc. Rien de romantique dans un tel paysage. Peu d’allusions au corps, sinon la peau et la voix. Un réseau plus dense que les autres, toutefois : celui qui concerne la nuit, le soir, l’obscurité, la lumière de la lune ou de la lampe, l’aube, l’ombre, l’éclaircie. La dimension métaphorique de cette intermittence clair-obscur n’est pas douteuse : elle renvoie visiblement à l’oscillation psychique évoquée précédemment. Quittant le domaine de l’imaginaire, on retrouve une incertitude analogue dans un questionnement important, celui qui concerne le sens de l’écriture poétique : lieu d’une tentative cruciale mais sans cesse à refaire, d’un « inachèvement », elle « entre et retourne chaque chose », voudrait donner « réponse à la question du sens ». Loin de toute gratuité verbale, le poème pour Béatrice Libert est à la fois recherche personnelle, message à l’autre et désir de rejoindre la vie réelle : « es-tu hors de la vie / lorsque se lève ton poème ? », « ma phrase soudain rejoint / le champ de glace où patine la vie », « creuse / dans le poème / ma vie ! », « quand mon poème sera enfin la vie ».
Il ne faut pas chercher dans Battre l’immense la moindre subversion des codes littéraires existants, que ce soit sur le plan des contenus ou sur celui de la langue. Loin de toute révolte, et même s’il est rarement serein, le recueil présente une connotation générale de sagesse, de maturité, d’acceptation. Sous son apparente pudeur se cache pourtant quelque chose de passionné qui lui donne son allant. Entre fragilité et ravissement, ainsi Yves Namur préfaçait-il judicieusement sa belle anthologie de Béatrice Libert, Ce qui vieillit sur la patience des fruits verts (Le Taillis Pré, 2018)…
Daniel Laroche