Henry BAUCHAU, Conversation avec le torrent. Journal (1954-1959), Actes Sud, 2018, 288 p., 23 € / ePub : 16.99 €, ISBN : 978-2-330-09252-8
Stendhal, Vigny, Gide, Claudel, Anaïs Nin, Kafka, Jünger…. en fonction des diaristes, le genre littéraire du journal dit intime recouvre une multitude de fonctions, de visages, de convocations du lecteur. Confession ou laboratoire littéraire en marge de l’œuvre, chronique des événements intérieurs ou/et extérieurs ou mémoires d’une vie, le Journal se présente comme un espace où l’œuvre de l’écrivain se cherche, se questionne au fil d’une mise en résonance avec les faits autobiographiques et les remous de l’Histoire. À rebours de la chronologie, avec Conversation avec le torrent. Journal (1954-1959), s’achève l’édition des trois mille pages du Journal d’Henry Bauchau entreprise par Actes Sud : la première pièce de l’édifice d’un Journal qui couvrira les années 1954-2005 nous livre Bauchau avant Bauchau, à l’orée de son œuvre, se lançant après la guerre (et son engagement dans la Résistance) dans la rédaction de ses premiers textes, le recueil poétique Géologie, la pièce de théâtre Gengis Khan (qui sera montée par Ariane Mnouchkine).
Advenu le dernier, ce premier tome dévoile le soubassement structurel, existentiel, le champ des pulsions, des doutes qui forme le creuset dont l’œuvre souveraine de Bauchau jaillira. Pour le futur auteur d’Oedipe sur la route, d’Antigone, de L’Enfant bleu, les grandes obsessions couvent sous les braises de la longue durée. Une voix se cherche dans un climat de doutes, de débats intérieurs, entre mélancolie, abattement, combat contre l’angoisse et quête de l’extase, de la sérénité au travers d’une vocation d’écrivain en devenir, d’une passion pour la nature. D’emblée, la place qu’occupe la littérature se mesure à l’absolu, à la nécessité vitale. D’emblée, Gengis Khan soulève la question de la libération que la création est chargée d’apporter à celui qui s’y adonne. « Est-ce que vraiment mon œuvre pourrait être l’instrument de ma libération ? ».
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Dans ces pages, nous descendons dans l’atelier psychique de Bauchau qui analyse les mécanismes présidant à son inspiration. Au nombre de ceux-ci, le saisissement par des visions qui s’emparent de l’imaginaire (dans cette préséance de l’image sur le mot, l’auteur détecte un fond flamand), la sourde insistance d’images, de figures (Saint-Just, Œdipe, Alexandre le Grand, Gengis Khan, Spartacus, Jules César…), l’écriture comme dictée, branchement sur l’inconscient qui la rend parente du zen et de l’art du tir à l’arc écrit Bauchau (« quelque chose parle, écrit » comme miroir du « quelque chose tire »).
À celui qui s’éprouve comme n’étant jamais de plain-pied avec l’existence, comme un homme déraciné, taraudé par le questionnement, la vie se confond avec l’œuvre. La recherche d’une justification à la vie passera par la foi, par l’aventure analytique (il sera analysé par Blanche Reverchon, l’épouse de Pierre Jean Jouve) et par l’écriture. « La poésie m’a servi à guérir. Je me suis appuyé sur elle pour reconstruire ma personnalité détruite ». Tendant à fusionner, l’existence et l’écriture se nourrissent de l’élémental, d’un contact avec les forces d’une nature élémentaire, montagne, rivière, vent, neige, avec les couches profondes de l’inconscient. Géologie physique et géologie mentale condensent le prisme du rapport qu’Henry Bauchau entretient avec le monde. Rencontres avec Ernst Jünger, Pierre Jean Jouve, Philippe Jaccottet, attrait vers la sainteté, expérience religieuse, éloignement de Dieu, inclination vers le marxisme, lectures fondatrices (la Bible, Hesse, Sartre, Blanchot, Bernanos, Jouve, Shakespeare…), amour, crises de confiance, précarité matérielle, volonté de sonder le réel intérieur et d’agir sur le réel extérieur (alliance de Freud et de Marx), importance des rêves minutieusement retranscrits rythment ce premier fragment de Journal où l’on voit Bauchau se mettre à l’écoute de son monde intérieur, de ses affres, de ses figures dans le mouvement où il prête oreille au chant du monde, aux bruits du torrent où fusionnent « l’écoulement et l’éternité du temps ». Celui qui, dans les années 1954-1959, envisage de s’aventurer dans le roman, esquisse une poétique témoignant d’une part d’une attention à la matière, à l’organique, à ce qui se tient sous le niveau de la conscience et d’autre part d’une « transmutation de l’émotion ressentie sur un autre registre de l’être, qui est pour la poésie celui d’un survol du temps ».
Véronique Bergen