Anne KAREN, Rouge encor du baiser de la reine, Quidam, 2018, 118 p., 14 €, ISBN : 978-2-3791-060-4
Étonnant, ce premier livre d’Anne Karen, qu’on n’ose appeler roman tant son atmosphère est poétique et son étrangeté féerique par endroits. Non seulement Rouge encor du baiser de la reine nous renvoie à Nerval, mais il nous transporte loin dans l’Histoire.
« Ces vingt feuilles auraient été écrites il y a presque dix siècles, en 1054 » nous annonce l’adresse au lecteur. Cet avant-propos est signé par un certain René Nanak, historien et professeur honoraire à l’Université de Paris et membre de l’Institut d’histoire et de civilisation de Byzance au Collège de France. Ce savant chercheur fictif aurait retrouvé et publié un manuscrit palimpseste restituant un texte traduit du grec en l’attribuant à un inconnu, Nicétas, eunuque nain. Ce personnage est dévoué à l’impératrice Zoé Porphyrogenète et il envoie ces écrits à son aimé Michel Psellos.
Il s‘agit d’une double histoire d’amour. D’une part, la passion de Nicétas pour sa basilissa qu’il adore et comble de caresses durant tous les tumultes de sa vie et dont il favorise les diverses intrigues amoureuses. D’autre part, ses lettres chaque jour à celui qu’il appelle « consul des philosophes », pour lui dire son admiration mais aussi son amour pour lui qui occupe désormais ses pensées. C’est à lui qu’il dédie cette confession.
Ce stratagème permet à l’auteure d’évoquer l’époque et la ville de Byzance, et surtout de donner voix à un singulier personnage :
Je ne suis de fait ni un homme ni une femme. N’ai jamais été un garçon ni une fille. Je n’ai pas de verge souple qui frappe mes cuisses au rythme de mes pas sous ma tunique quand je marche. Qui s’érige dure et droite à d’autres moments pour viser le ciel. Pas de fente béante où fourrer mes doigts ou quoi que ce soit. J’ai deux orifices voués aux déjections. Un petit trou qui s’équipe d’une fine gouttière d’argent pour l’urine. Un plus large pour les matières fécales, comme toi. Pas de poil. Un pubis doux et plissé ; Un double menton glabre. Une peau d’ivoire poli. Les petits seins embryon de poire d’une adolescente. Les fesses épaisses d’une matrone trop gourmande de sucreries […] Des yeux à fleur de tête comme ceux des carpes de cent ans de la citerne basilique.
Eunuque et nain, Nicétas est un être sensible apte à saisir toutes les nuances de la nature et de la pensée. Son attachement à la reine et la façon dont il vit cette relation amoureuse d’un genre particulier n’est pas sans rappeler le beau roman de Jacqueline Harpman, La dormition des amants, qui relate la passion qui lie malgré l’impuissance un castrat à sa souveraine. Le ton fait aussi penser à tel écrit historique de Marguerite Yourcenar, les Mémoires d’Hadrien, par exemple.
La formule est originale : ce sont vingt feuilles recto/verso, datées avec précision et attachées à un moment de la journée ou de la nuit où le nain décrit avec jubilation le simple fait de vivre. Le texte est incantatoire, propre à exalter la démesure des sensations et à célébrer le beau. Le style est lyrique, adapté à la grandeur du propos. Un glossaire est parfois nécessaire pour profiter pleinement des nombreux archaïsmes ou latinismes et goûter les formules savantes ou religieuses qui émaillent le discours de ce personnage attachant, « relié à la fois aux puissances célestes et aux forces telluriques ».
Dès la première page, la présentation est saisissante comme le demeurera la voix exubérante, même dans les moments de tristesse. Sans contrefaire la langue de l’époque, la forme peut être précieuse quand la nécessité l’impose : le luxe des décors, la richesse des sensations, l’exaltation amoureuse le réclament.
Michel Psellos a vraiment existé et notre auteure se serait inspirée de sa Chronographie ou histoire d’un siècle de Byzance 976-1077, écrite à partir de 1059.
Réalité historique et pure invention sont habilement intriquées, sans oublier la dimension poétique qui dépasse la simple citation d’un fragment de « El desdichado » et englobe l’ensemble. La configuration est habile et le charme opérant.
Comme le signale une recension de la librairie Ptyx, « L’amour est tout. Quel qu’en soit le sexe. Et quand bien même il n’y en aurait aucun. »
Jeannine Paque