Serge NOËL, À la limite du prince charmant, L’Arbre à paroles, 2018, 207 p., 17 €, ISBN : 978-2-87406-665-8
Serge Noël n’est ni un débutant, ni un inconnu. Depuis une quarantaine d’années, il a publié treize livres de poésie et quatre romans, co-écrit les mémoires d’une survivante d’Auschwitz, coordonné des ouvrages collectifs comme Paroles d’exil ou J’ai deux amours, collaboré à divers journaux et revues, obtenu en 1981 un prix de l’Académie royale de Langue et de Littérature, en 2007 le Prix Jeunesse Éducation permanente, en 2012 le Prix Gros Sel. Militant de gauche dès son adolescence, en lutte contre le système capitaliste, l’impérialisme ou les comportements racistes, il présente un profil typique d’écrivain engagé, dans la ligne des Louis Aragon, Paul Éluard et autres Pablo Neruda. L’œuvre de ceux-ci, en effet, a démontré de manière éclatante que les convictions politiques ne sont pas nécessairement incompatibles avec la poésie, pourvu qu’elles soient transcendées par la créativité de la langue et le travail de l’écriture – pourvu, surtout, qu’elles ne soient pas coupées des registres émotionnel et imaginaire, sans lesquels le monde des idées serait voué au dessèchement. Telle est précisément la voie sensible et plurivoque adoptée par S. Noël, comme en témoigne son dernier recueil, À la limite du prince charmant. Celui-ci, de plus, évoque sans ambages l’homosexualité de l’auteur et son parti pris féministe, lesquels donnent à sa lutte une dimension supplémentaire : en chaque circonstance, il veut prendre le parti des faibles, se faire la voix des sans-voix, dénoncer toutes les formes de despotisme. « On a toujours raison de se révolter contre l’injustice », affirmait Mao Tsé-Toung l’un de ses bons jours.
Le volume se divise en trois chapitres : Les chambres, Les voyages, Les jardins, annonçant ainsi un va-et-vient du poète entre l’intérieur et l’extérieur – va-et-vient où l’image du « jardin » esquisse toutefois la réconciliation dedans-dehors, privé-public. Mais, si ces pages ressemblent par maints côtés à celles d’un journal intime, elles ne versent jamais dans l’anecdotique, et moins encore dans la psychologie égotiste. Nous avons affaire, plutôt, à un long monologue intérieur où sont charriés toutes sortes de sentiments et de pensées, de souvenirs de voyage, d’impressions sensorielles, autant de réactions subjectives à ce qui vient du monde environnant : « j’avale le jour venu qui s’enroule autour de moi / autour de mon corps vitrifié par la fatigue », « sur la route de Monastir des oliveraies à perte de vue / et des montagnes grises dormant dans la brume », « fillettes aux pieds nus qui courez le long des trains / où roulent en dormant de riches dames couvertes de dédain ». Un lecteur pressé pourrait croire que ces notations foisonnantes relèvent du « tout-venant », sans hiérarchie secondaire/essentiel. Ce serait une bévue. En fait, les thèmes les plus importants se détachent par le simple fait qu’ils réapparaissent à plusieurs reprises, et sous des déclinaisons variées. Ainsi en va-t-il de l’attention portée à l’humanité souffrante, aux révolutions prolétariennes du XXe siècle, à l’exploitation des femmes, aux enfants d’Afrique réduits à jouer dans la crasse et, plus près de nos grisâtres hivers, aux clochards et aux sans-papiers dans les rues de Bruxelles et d’ailleurs.
Ainsi en va-t-il, aussi intensément, de l’amour que porte l’auteur au juvénile Béninois venu partager sa vie, et qu’évoquait déjà le recueil La passe magique en 2011. À vrai dire, ce couple peu conventionnel est d’abord un assemblage de plusieurs contrastes forts : entre l’âge mûr et la jeunesse, entre l’Europe occidentale et l’Afrique noire, entre l’inclination vers l’écrit et l’inclination vers le chant. Une alchimie subtile et forte réunit toutefois ces deux êtres aux origines très éloignées, qui restent à jamais séparés par certains vécus, tels leurs rêves nocturnes respectifs. À la limite du prince charmant – le titre est significatif tant par l’idéalisation que par la réticence – nous prend donc à témoin d’un double défi. D’une part, il s’agit de concilier l’altruisme consubstantiel à l’engagement politique et social avec l’égocentrisme qu’implique par nature l’expérience amoureuse. D’autre part, aussi proche qu’on le voudrait, l’autre conserve toujours une part inconnue, irréductible, dont on n’a d’autre ressource que s’en accommoder. Ces deux points de tension, S. Noël, paradoxalement obsédé par la question de la solitude, ne cherche nullement à les gommer : l’écriture lui permet au contraire de les mettre en jeu tout en désamorçant leurs potentialités destructrices. On le sait de longue date : il n’est pas d’œuvre poétique intéressante qui ne soit sous-tendue par une ou plusieurs contradictions plus ou moins conscientes, mais toujours insolubles, lesquelles ouvrent à l’écriture un espace de liberté, mais aussi le mouvement de sa relance.
Daniel Laroche