Luc DELLISSE, Cases départ, Cormier, 2018, 90 p., 16 €, ISBN : 978-2-87598-014-4
L’enfance n’est pas qu’une période de notre existence. Elle constitue surtout cette inépuisable réserve d’impressions rétiniennes, olfactives, tactiles et sensorielles, bref sensuelles au sens le plus ample du terme, qui fondent notre mémoire et notre vision du monde. Pour les poètes, revenir à cet âge, sinon d’or, du moins brut et pur, ne consiste pas uniquement à se livrer à un exercice de nostalgie intégrale. C’est qu’alors le langage et les émotions faisaient corps, faisaient un seul corps ; mettre des mots sur les troubles et les émois, les douleurs et les plaisirs s’avère dès lors bien plus complexe que le geste banal, nostalgique, de feuilleter l’album aux souvenirs, où les images sont figées. Les parfums, les couleurs, les sons, les gestes, font par contre en permanence partie de notre vie telle qu’elle se déroule et passe.
Luc Dellisse est poète, il a donc parfaitement compris ce mouvement, saisi cette présence éternelle de l’enfance chez l’adulte qu’il est devenu. Les septante-deux textes qui composent son dernier recueil s’ordonnent comme « une liste intuitive de souvenirs troués » (tous puisés dans la seule année 1967) et la manière dont ils nous sont proposés offre diverses options de lectures. Soit on s’immerge dans le fleuve du discours, de l’amont vers l’aval, et l’on tente de suivre le récit accidenté, « chaos d’aventures minuscules » d’un je qui n’hésite pas à se décrire comme un « cadavre vivant [qui] flotte dans un fleuve sans nom ». Soit on adopte un parti plus méthodique, selon la règle du jeu expliquée dans la préface : à chaque numéro correspond un titre donné en table des matières, qui éclaire le poème d’un nouveau jour, le raccroche à un réel (substantif) vécu (adjectif).
Une nouvelle dimension s’ouvre dès lors ; aux objets se superposent un sujet, un regard, une parole ; le questionnement poétique peut vraiment s’instaurer. Le simple vers « La chance est un feu de joie » résonne étrangement quand on sait qu’il conclut une évocation de l’incendie de l’Innovation. Ce personnage au balcon, qui « lit de sa longue vue / Les mots cachés sur un prompteur éternel / Les nuages, le ciel, la foule l’océan », c’est le Général de Gaulle lors de son discours à Montréal qui le convoque au rappel. Et les « champs d’épandage de la mer » où se croisent « des princes maléfiques et des sorcières blanches », on apprend qu’ils se trouvent à Middelkerke.
En publiant Cases départ, les éditions du Cormier confirment l’exigence doublée d’extrême délicatesse qui préside à leur sélection. Le verbe de Luc Dellisse atteint ici un nouveau sommet d’expression, d’une qualité stylistique qui n’évacue en rien ces données indispensables de l’écriture : l’inquiétude, le trouble, les incoercibles palpitations du cœur. Il n’y a pas de secret, en fait, pour être poète. Il s’agit juste de savoir rester
[…] un soldat du rêve
Posséder une parole enchantée
Avoir un grand corps pétillant d’idées
Drapé dans des vêtements souples et luisants
Pour incarner la tourmente du regard