Vaneigem se met à table

Raoul VANEIGEM, Propos de table. Dialogue entre la vie et le corps, Cherche midi, 2018, 350 p., 18 € / ePub : 12.99 €, ISBN : 9782749155739

Il y a quelque chose de naturellement réconfortant et d’absolument pas vain à lire, encore et toujours, Raoul Vaneigem. Au terme de son livre, Propos de table, dernier paru dans une bibliographie qui compte près d’une quarantaine d’ouvrages depuis 1967, il incite son lecteur, d’une manière délibérée et vibrante, à poursuivre ce que lui-même a entrepris chaque jour : un dialogue entre la vie et le corps. Vaneigem, qui a passé le cap de ce qu’on appelle aujourd’hui le quatrième âge, termine par un paragraphe (l’ouvrage en compte quelque sept cents de longueurs diverses, qui font tantôt trois lignes, tantôt une page) d’un optimisme sans défaillance. « Le corps, écrit-il, est un édifice terrestre – une cathédrale minérale, végétale, animale et humaine – qui commence à peine à se bâtir. » Déclaration non pas de foi, pour l’agnostique et le pourfendeur des religions qu’il reste (« Dépasser Dieu c’est réaliser l’humain »), mais bien de volonté : face à une société qui place toujours plus haut le struggle for life, où la marchandisation atteint toutes les structures du corps social et mental, pour mieux en miner les résistances et en saper les rébellions, il faut, nous rappelle l’auteur du Livre des plaisirs (Espace Nord, 2014), rugir par un « Souviens-toi de vivre » libérateur et puissant, dont tous les possibles restent à explorer.

À explorer, plutôt qu’à exploiter. Car, recoupant et prolongeant les réflexions de son précédent opus, De la destinée, Vaneigem ne cesse jamais d’en appeler au libre-arbitre et à l’autonomie personnelles. À rebours de tous les systèmes idéologiques, éducationnels et philosophiques qui dominent le monde, non seulement au cours des XXe et XXIe siècles, mais singulièrement, pour ce qui nous concerne, depuis la naissance de la civilisation judéo-chrétienne, Vaneigem propose plutôt de développer chez chacun « une folie de vivre » : « Au moins sera-t-elle de nature à nous dispenser de la folie qui partout dans le monde va grossir, avec ou sans drapeaux, le parti des suicidaires, des affairistes de la mort, des sbires stipendiés par un ordre cupide et sans amour. »

Celui qui se présente volontiers comme un alchimiste du XXIe siècle, mais ne gardant pas ses grimoires au secret, partageant au contraire par l’écriture ses moments de tourments comme de jouissances, demeure vigilant à l’égard de lui-même, un « scrutateur » façon Italo Calvino. Dans ce gros livre où s’additionnent pensées, réflexions, notes gagnées sur le terrain des insomnies, les propos sur la santé du corps vieillissant ne sont pas absents. Mais pas de jérémiades, de regrets, ou de lamentations mélancoliques sur l’autrefois d’un mieux-portant : seul le présent, et ses moments de plaisir, ses fulgurances émotionnelles, la sensibilité d’être humain, peuvent aider à sortir du labyrinthe existentiel et des réflexes de survie – formes dénaturées de la vie – qui en sont les terrifiants soubassements.

Point de discours de la méthode, donc, dans ce livre qui tisse constamment un éloge à la vie, au désir (mais pas celui de l’efficacité, de la possession ou de la prédation), à l’amour, à l’image érotique (qui ne doit pas se réduire à une fonction mécanique), à la création (les musiques de Purcell ou Vivaldi), la beauté, l’amitié, la solidarité. Il s’agit en toute conscience de tenter de « transformer en temps de vie les temps morts qui nous envahissent de leurs disgrâces quotidiennes ». Ce « renversement de perspective », comme le nomme Vaneigem, est sans doute l’une des clefs pour accorder la « priorité au corps vital », en s’appuyant sur une distinction chère à son chemin de réflexion : priorité, ici également, à l’être, et non à l’avoir. De la même façon les maîtres à penser et dispensateurs de savoirs sont tenus à l’écart, hormis Rabelais, Diderot, Fourier, ou Malcolm de Chazal.

Dans son appétit à vivre pleinement et à mettre sur le côté toute forme de « dénaturation » du vivant, Vaneigem continue d’user de ces formules sentencieuses qui sont aussi la marque d’une écriture, ne craignant pas la répétition d’une réflexion ou d’un propos. Un index en fin de volume vient d’ailleurs utilement indiquer les thèmes principalement évoqués. Et puis Louis Scutenaire, autre natif de Lessines, ne disait-il pas qu’il n’y a aucune raison de ne pas répéter une idée, quand elle est bonne ? Pour les sceptiques toujours trop nombreux, Vaneigem l’affirme, lui, sans hésiter : « L’impression d’être possédé par la vie n’a rien de l’extase ni de l’illumination. Elle s’obtient par un apprentissage quotidien, par une disposition patiemment cultivée où s’accorder au vivant amenuise et dissipe les contrariétés. » Lire et partager ces Propos de table, c’est découvrir une sorte de pari de Pascal, dont on ressort plus revigoré qu’incertain.

Pierre Malherbe