Marie DOUTREPONT, Moria. Chroniques des limbes de l’Europe, 180° éditions, 2018, 160 p., 15 € / ePub : 9.99 €, ISBN : 978-2-930427-93-5
« On peut faire un homme n’importe où, le plus étourdiment du monde et sans motif raisonnable ; un passeport, jamais. Aussi reconnaît-on la valeur d’un bon passeport, tandis que la valeur d’un homme, si grande qu’elle soit, n’est pas forcément reconnue. » Ces mots de Bertolt Brecht (Dialogues d’exilés, 1941) ouvrent le récit de Marie Doutrepont, Moria. Chroniques des limbes de l’Europe. Ils résonnent encore cruellement aujourd’hui. La valeur de l’être humain, sa liberté de déplacement ne se décident que par le lieu qui le voit naître.
Des hommes, des femmes et des enfants naissent dans un pays qu’ils n’ont pas choisi. La guerre, la faim, les persécutions, le rêve d’une vie meilleure… les font fuir. Ils parcourent des milliers de kilomètres, à pied, en camion, à la nage. Sur des bateaux de fortune, ils traversent la Méditerranée. Et là, elle les attend, la belle, la grande, la fière Europe. Mais sa bienveillance n’est que de courte durée. Elle les accueille avec ses soldats, ses frontières hissées telles des hauts murs infranchissables, ses procédures à n’en plus finir et surtout ses camps avec ses tentes et ses containers de misère. Le chemin parcouru jusque-là n’est presque rien comparé à celui qu’il leur reste à entreprendre pour être admis, reconnus comme refugiés. Parqués comme des bêtes dans ces camps, ils attendent inlassablement que la puissante Europe leur ouvre ses portes. Ces hommes, femmes et enfants épuisés, éreintés, qui ont parfois été violés ou torturés, espèrent tant du vieux continent. Un peu de répit, de douceur, de bonheur peut-être. Une vie tout simplement.
Moria est l’un des neuf camps, appelés hotspot, que l’on a érigés en Grèce et en Italie, dès 2015, pour faire face à la « crise » migratoire. Ce camp se situe sur l’île de Lesbos, ce petit paradis entre terre et mer qui fait face à la Turquie. Ce lieu qui ne peut normalement accueillir que 2.500 personnes en recense plus de 6.000. À Lesbos, il n’y a qu’un seul hôpital, dans la ville de Mytilène. Les médecins locaux y sont totalement surchargés, dépassés et renvoient les migrants avec du paracétamol pour soigner des maux de dos, des anciennes brûlures ou même des blessures psychologiques. Les visites médicales sont rares, si ce n’est celle pratiquée expéditivement par Médecins Sans Frontières à l’arrivée à Lesbos et qui permet de déterminer si ces personnes sont « vulnérables » (enfants, femmes enceintes, mineurs non accompagnés, victimes de viols ou de tortures…). Beaucoup de migrants qui devraient recevoir ce statut ne le reçoivent pas. Et pour décrocher une nouvelle visite médicale, c’est la croix et la bannière.
Toutefois, l’horreur fait parfois place à une grande générosité. Des hommes et femmes – des civils, des habitants de Lesbos, des ONG, des bénévoles, des médecins, des avocats… des personnes qui possèdent le fameux sésame : un passeport européen – se mobilisent et apportent un peu de leur savoir-faire pour aider ces âmes errantes dans ces limbes européennes. Marie Doutrepont est l’une d’entre eux. Avocate spécialisée en droits des étrangers et en droit d’asile, elle a passé trois semaines à Moria. Trois semaines au cours desquelles elle a rencontré, dans des containers suffocants, ces hommes, ces femmes et ces jeunes adultes. Sa mission : leur apporter une aide juridique, leur apprendre à se défendre du mieux qu’ils peuvent lors de leur audition auprès de EASO, le Bureau européen d’appui en matière d’asile, afin d’espérer obtenir une protection internationale et le statut de réfugié.
Ce récit reprend les lettres que Marie Doutrepont a envoyées à ses proches pendant son séjour sur l’île grecque. Son témoignage poignant, criant de vérité et de sincérité, nous rappelle ô combien l’intolérance, l’incompréhension, le mépris et la cruauté règnent dans ce monde. La colère de la jeune femme est perceptible. Comment ne pas être révoltée face à cette politique migratoire insensée, face à tant d’inhumanité, face à notre impuissance ?
Ces chroniques ne sont toutefois pas exemptes de joie, de tendresse et de beauté. D’espoir aussi. Drôle de contraste que de voir ces êtres enfermés sur une île paradisiaque où il fait bon vivre. Même les bénévoles sont coincés entre ces deux réalités. Comment ne pas être impressionné par la force indestructible et le don de soi qui abreuvent certains volontaires, comme Pharrell et Calyssa qui ont mis leur vie personnelle entre parenthèses pour s’occuper exclusivement des migrants ? Comment ne pas être bouleversé face à cette rage de vivre qui alimente ces êtres qui ont subi les plus horribles souffrances – Marie Doutrepont retranscrit certains témoignages qui font littéralement froid dans le dos – et ont parcouru une longue et éreintante route ? Nous ne pouvons qu’avoir une pensée pour toutes les Antoinette du monde qui ont subi des violences sexuelles et dont le corps est meurtri à tout jamais. À tous les Moussa qui ont été emprisonnés alors qu’ils n’étaient que des enfants et ont vu des proches être assassinés. À tous les opposants politiques qui ont risqué leur vie pour contredire le pouvoir en place et ont subi des tortures inimaginables. À tous les homosexuels dénigrés, persécutés. À tous les êtres humains qui espèrent juste vivre leur vie, sans trop de confort, ni d’argent, mais dans le calme et la dignité.
Nous ne pouvons que remercier Marie Doutrepont de nous livrer ce témoignage important, nécessaire, qui devrait être donné à lire à tous nos dirigeants européens. L’auteure ne semble pas très optimiste face à un quelconque changement de politique migratoire. Espérons du moins que ce récit motivera d’autres volontaires et ouvrira les yeux des plus extrémistes. Malgré tout le caractère hautement inhumain décrit dans ces chroniques, Marie Doutrepont nous redonne foi en l’humanité.
Émilie Gäbele