La vie, par belle ou par laide

Un coup de cœur du Carnet

In Koli Jean BOFANE, La Belle de Casa, Actes Sud, 2018, 208 p., 19 € / ePub : 13.99 €, ISBN : 978-2-330-10935-6

In Koli Jean Bofane a fait une entrée remarquée en littérature. Auteur congolais vivant en Belgique, il a été salué d’emblée pour la qualité et la richesse narrative de ses textes, et son deuxième ouvrage, Congo Inc., le Testament de Bismarck (2014), a notamment reçu, parmi d’autres distinctions, le Prix des Cinq Continents.

Avec La Belle de Casa, son nouveau roman, il quitte les frontières du Congo à la suite de Sésé, un jeune en quête d’avenir qui a succombé au boniment d’un passeur lui promettant une place dans les cales d’un bateau et une arrivée en France, à Deauville ! Sauf que le passager clandestin est débarqué à Casablanca, loin des siens, avec toujours le même rêve. Nous le retrouvons alors que la police vient d’être avertie de la découverte du corps sans vie d’Ichrak, une belle jeune femme connue de tous et que les soupçons se tournent précisément vers Sésé, venu prévenir la police. La narration démarre sous la forme d’une enquête mais elle prend rapidement des allures de fresque multicolore alignant les personnages qui gravitaient autour de la belle. Sésé, nommé ainsi en hommage au défunt Mobutu, est à la pointe des combines qui permettent de harponner des Européennes oisives qui cherchent l’aventure exotique derrière leur écran. Il suffit de leur susurrer les mots attendus en y mettant un zeste de poésie et de mystère. Puis de leur parler le moment venu pour délier leur bourse et recevoir des « Western Union » qui permettent de voir la vie autrement. Avec son talent d’embobineur, Sésé a convaincu Ichrak, autre amatrice de mots qui récite des poèmes, de se prêter au jeu pour diversifier la clientèle. De quoi permettre à la belle d’avoir les moyens de payer les médicaments de sa mère que tenaille la folie. Et voici que cette collaboration prometteuse est déjà compromise.

Autre personnage fort, le policier en charge de l’enquête avait des vues sur Ichrak – mais qui n’en avait pas ?  – qui avait repoussé ses avances malgré l’abus d’autorité évident du pandore. Il n’y a rien à attendre du policier qui rêve d’être affecté à la surveillance d’un quartier de nantis. Et puis il y a les autres maîtres ès trafics en tous genres, des spéculateurs immobiliers qui n’hésitent pas à faire expulser les habitants des emplacements convoités, forces de police et pots de vin à l’appui. Ici, les escrocs sont rois et ils se recrutent à tous les étages de la société. Présentes et fortes, les femmes tentent de trouver leur place dans les combines des hommes et de défendre leur peau au cœur des rapports de force où le sexe constitue un enjeu évident. Et il y a aussi le Chergui, un vent omniprésent et agaçant qui exacerbe les tensions et dont l’action se trouve renforcée à la faveur du changement climatique. En arrière-fond : Casablanca et ses ruelles omniprésentes, fourmillement de vie fascinant à l’avenir improbable.


Lire aussi : un extrait de La Belle de Casa


In Koli Jean Bofane est un conteur habile. Jongleur de mots, il collectionne les expressions glanées au Congo et à Casa, les juxtapose dans un ballet ludique qui en célèbre le mouvement et la créativité. Car c’est bien de cela qu’il est question : tout en dénonçant les travers d’un monde déboussolé, tout en décrivant le destin de ceux qui quittent tout car ils n’ont rien à perdre, tout en s’attachant à dire le sort plus incertain encore des femmes, l’auteur se laisse gagner par la vitalité irrépressible de ceux et celles qui tiennent bon et en fait le ressort du roman. Ici, la férocité le dispute à la beauté, le malheur aux instants de connivence, les injures à la poésie. À telle enseigne que l’enquête comme telle passe au second plan et que l’on se laisse gagner par le tourbillon des mots et celui des destins croisés.

In Koli Jean Bofane fait décidément partie de ces passeurs précieux qui, bien au fait des cultures diverses dans lesquelles ils ont eux-mêmes baigné, en retirent le meilleur pour notre plus grand plaisir et nous offrent un bouquet aux couleurs inédites, tout à la fois familières et neuves. Le tout donne un roman fort et attachant, puissamment et lucidement ancré dans la réalité et nourri d’une irrépressible passion pour le genre humain.

Thierry Detienne