Christopher Gérard, le hors-père

Un coup de cœur du Carnet

Christopher GÉRARD, Le Prince d’Aquitaine, Pierre-Guillaume de Roux, 2018, 160 p., 19,90 €, ISBN : 978-2-36371-256-1

Au début des années 70, Georges Simenon dictait à son magnétophone l’un des textes les plus bouleversants de sa vie d’écrivain, la Lettre à ma mère. Deux ans après le décès de Henriette Brüll, le créateur de Maigret se mettait à interroger le néant, sans doute parce que la formulation des questions à l’adresse de cette femme, ô combien déterminante dans sa destinée, lui importait davantage que les réponses qu’il attendit de sa part, en vain, de son vivant.

Adresser de la sorte à l’un de ses parents une apostrophe post-mortem, n’est-ce qu’étalage de soi, aggravé par un funèbre esprit de l’escalier ? Et la littérature donne-t-elle le droit de houspiller les ombres, même celles des gens « pas bien » ; même celle d’un père que l’on n’a pas osé tuer tant que cela était encore possible ? Ces questions devraient être posées à un écrivain de la trempe de Christopher Gérard à propos de son Prince d’Aquitaine, dont la prose, toujours parfaitement déliée, est cette fois sous-tendue par une amertume de fond rare dans sa production. Lui devrait y répondre sans détour, qui a osé rompre le pacte de la fiction pure et jeter le trouble quant à la voix qui s’exprime dans son dernier opus : émane-t-elle d’une création de toutes pièces à qui l’auteur prête des souvenirs personnels ? ou d’un double de lui-même, projection fantasmée qui se permet enfin de tenir tête au paternel en le tutoyant d’un ton sec ? On sait l’engouement des artistes belges, de la plume comme du pinceau, pour le motif du masque ; ici, la tentation est grande de superposer les traits du narrateur à ceux de l’auteur. Le brouillage narratif est peut-être la seule faiblesse de ce livre, qu’aurait mieux servi la neutralité de la troisième personne. Une option qui l’aurait définitivement rendu insuspect de verser dans l’autofiction, cette veine abhorrée par les authentiques esprits classiques.

Le Prince d’Aquitaine ne se présente ni comme un portrait – pourtant le physique et l’allure du père, car c’est bien de cette imposante figure qu’il s’agit, y sont parfois croqués, et son comportement vexatoire, exécrable, souvent dépeint – ni comme des souvenirs de jeunesse – malgré les diverses scènes ou situations transposées du « monde d’avant » cher à l’auteur et qui, associées à des personnages positifs tels que sa grand-mère ou ses camarades de fouilles archéologiques, lui furent salvatrices. Non, il s’affiche d’emblée (en couverture) comme un « roman », une étiquette justifiée dans la mesure où le récit ne cède pas un pouce de terrain à la complaisance et, aux moments les plus douloureux, sait se retenir. Plutôt se tenir.

Si le géniteur mis en scène dans ces pages, si cet homme torturé, excessif, multipliant frasques et fréquentations interlopes, coupable de toutes les négligences et de maintes bassesses, si ce disloqué aura failli à l’égard de son unique rejeton, les aïeux tiennent par contre lieu d’authentiques exempla (évitons le terme d’ange gardien en présence du païen Christopher) : il y a l’héroïque grand-père, sorti impotent des conflagrations de la Première Guerre, et surtout la grand-mère, déjà évoquée, qui comble les sisyphéennes dettes de son fils et offre au gamin – ainsi que le fit Céline Guilloux pour un certain Louis Destouches – la part de merveilleux que tout un chacun mérite de connaître pour pouvoir affirmer, l’âge adulte venu : « J’aurai eu une enfance ».

Les enjeux fondamentaux de ce récit ne sont donc pas de faire verser au lecteur une larme de compassion ni même de l’inciter à faire le départ entre réel et fiction. Ils sont doubles. D’une part, instruire le procès d’une génération désenchantée, qui a manqué au devoir de transmettre à la suivante le sens d’une certaine dignité, du tragique et, plus fort encore, du bonheur à être au monde. D’autre part, poser un acte littéraire, en affirmant que la construction d’un individu reste possible quand bien même celui qui l’a lancé dans l’existence lui dénierait toute qualité.

Il « suffit » alors, mais quel défi, mais quel combat, d’acquérir le respect de soi – le narrateur le trouve en cultivant, dans l’univers du débraillé, la singularité de l’élégance, quitte à se faire dandy (« Je décidai de résister consciemment à une mise au pas générale que ma qualité de déclassé me permettait d’analyser avec une lucidité que ne possèderont jamais les adaptés ; de fils inconsolé et ténébreux, je me fis insulaire, donc souverain. Finies les langueurs à la noix et la culpabilité, place à l’ironie et au détachement ! Le tweed, si possible irlandais, du Donegal, me servait d’armure dans ma croisade contre le déclin ») ; de laisser la Révolution majuscule et les révoltes minuscules à ceux qui ont le courage de s’enticher de telles maîtresses instables, pour préférer devenir un rebelle, fidèle à ses seuls principes ; puis de savoir reconnaître les siens, en premier lieu l’Aimée qui deviendra l’alliée indéfectible, ensuite les guides qui auront nom Stendhal, Montherlant, Julien l’Apostat….

Trouver ses Pairs pour enfin vivre libre, hors-Père.