Quand l’écriture révèle à soi-même et fait rayonner l’Amour…

Un coup de cœur du Carnet

Isabelle BARY, Les dix-sept valises, Luce Wilquin, 2018, 190 p., 19€, ISBN : 978-2-88253-550-4

Mathilde, une journaliste pour un magazine belge, rejoint au Maroc son amie Alicia Zitouni, qu’elle a rencontrée un an plus tôt lors d’un reportage. Ces deux-là ont accroché tout de suite malgré leurs différences : Mathilde est une petite bourgeoise cartésienne coincée par la loi du marché professionnel, tandis qu’Alicia est une cheffe cuisinière lumineuse au passé chaotique, mais qui voit le beau partout. Le prétexte de ces retrouvailles est la notoriété grandissante d’Alicia, qui accepte un article sur elle, uniquement s’il est rédigé par son amie Mathilde, car la machine médiatique la broie un peu trop à son goût. Besoin de bienveillance oblige…

Les deux amies ont à peine le temps de se retrouver qu’Alicia disparaît mystérieusement lors d’une baignade en mer. On ne retrouve pas son corps, la thèse de l’accident est privilégiée. Hantée par la perte mystérieuse de son amie, Mathilde prend conscience qu’elle a besoin d’écrire un roman sur Alicia. Un premier roman qu’elle rêve d’écrire. Un roman sur la vie de son amie pour lui dire adieu. Poussée par sa patronne qui l’exhorte à écrire une biographie avec des détails croustillants pour faire le buzz, Mathilde résiste. Elle veut se mettre dans la peau de son amie, écrire en « je », sentir comme elle, laisser son cœur palpiter comme le sien, se laisser bercer par sa croyance aux signes, au mystère, même si elle sent que ce projet ne la laissera pas indemne (« Mais j’ignorais, au fond, […] pourquoi j’écrivais ce livre, je savais cependant que j’en avais besoin. Que j’étais, en ce moment précis, incapable de toute autre chose. »).

Le lecteur est alors amené à lire tour à tour la biographie d’Alicia, où l’on découvre une enfance difficile entre une mère battue, un père régulièrement envoyé en prison, un mariage monnayé à dix-sept ans et un cousin violent à l’insulte récurrente, mais on lit également l’écho de cette vie dans celle de Mathilde. Celle-ci nous dévoile son besoin viscéral d’écrire, les difficultés du processus d’écriture, l’effet miroir qu’il peut provoquer, la quête identitaire qui s’y joue.

Je voulais contrôler, gérer, comprendre, orthographier, « syntaxer », trouver un titre, faire un bébé, mais ici, seul l’abandon trouvait sens. Alors, j’ai laissé le texte glisser sous mes yeux, sans chercher à le dompter […] le récit s’est fait vivant, les mots, les phrases puis les paragraphes sont devenus cette histoire que j’avais eu envie d’écrire. Besoin d’écrire. J’ai ajouté des couleurs au texte noir, entendu Alicia rire avec son père, j’ai vu la poudre blanche des papillons et les grains de poussière et, bien qu’il me manquât certains détails, il m’a semblé comprendre ce que ressentait Alicia. Je percevais sa tristesse et ses espoirs, sa confiance et ses fuites. […] Je comprenais qu’à défaut de pouvoir changer le monde, le voir autrement est parfois la seule issue. […] j’avais envie de laisser la vie me guider. Sans plus chercher à comprendre pourquoi, sans culpabiliser, sans vouloir convertir le cours des choses, sans chercher à convaincre ou à être aimée. Juste vivre. Juste écrire.

Résumé comme cela, on peut croire que l’on est dans une forme de cliché : la vie d’une Marocaine d’origine pauvre va bouleverser celle d’une journaliste bourgeoise conventionnelle. Il n’en est rien. C’est sans compter sur la finesse de l’auteure qui nous montre une Alicia ambivalente à qui il a fallu vingt ans pour arrêter de fuir le joug maternel, pour intégrer que l’homme qui brûlait les cigarettes sur le bras de son cousin et qui ne tenait pas ses promesses était son père. Pourtant, elle se croyait sa muse, il était son refuge et son soleil quand elle était enfant, elle se sentait amputée quand il n’était pas là.

Je me suis figée au milieu de la cour. J’ai senti mon cœur s’arrêter. Je sais que la sensation est fausse, qu’il devait, au contraire, être tout occupé à s’emballer. Mais je ne ressentais plus rien à l’intérieur. Trois années avaient passé. Je revois la dernière scène, celle où il supplie les policiers de le laisser nous embrasser – m’embrasser – une dernière fois ; ce moment, d’une violence terrible pour moi, avait tout juste cessé de me hanter. Je n’arrive pas à réaliser que c’est bien lui, là, devant moi, mais dans mon cœur un témoin lumineux vient de s’enclencher qui me le confirme. Je marche dans sa direction. Le bouclier érigé par ma mère entre lui et moi éclate. Ses mots si souvent répétés résonnent dans ma tête : « Si tu le vois, tu cours prévenir la directrice. Tu ne l’approches pas, tu m’entends ? Tu ne l’approches pas. » Puis s’envolent. Papa ouvre les bras. Je m’y précipite. Je relève la tête. Ses yeux sombres et pétillants, noyés dans les miens. Sa voix profonde et onctueuse qui me dit : « Regarde dans ma poche droite, il y a un Milky Way […]

Et puis, un jour, après avoir longtemps cherché en vain l’ombre de son père dans ses amoureux, Alicia a conquis sa liberté et trouvé le bonheur en elle-même. Enfin. C’est là qu’elle a rayonné, malgré tous les coups du sort, trouvant toujours une brèche d’où jaillissait un filet de lumière, même ténu. Face à cette vie-là, Mathilde est bouleversée, elle apprend à ressentir à travers les mots. Écrire la révèle à elle-même et devient un acte d’Amour pur et radical.

Je me souvenais parfaitement de ma principale intention : je voulais que mon livre répare la catastrophe du départ d’Alicia. Mais, dans les faits, c’était surtout moi qu’il réparait. J’écrivais Alicia et je réalisais peu à peu qu’il ne s’agissait pas d’une affaire de mots. L’Amour avait guidé mon amie, rien de plus. C’est lui qui avait réussi à lui faire voir la vie en grand quand, pourtant, elle s’annonçait minuscule. Lui qui fulgurait à travers son imaginaire à chaque fois qu’elle créait. C’est lui encore qu’elle dégageait et dont elle emplissait ceux qui goûtaient ses mets. Pas une onde paranormale ni un charme ensorcelé. L’Amour. Il était contagieux. Et écrire était un vecteur étonnant. Mon roman ne racontait rien d’autre que l’histoire de cette Chose, majuscule, et qui ne se satisfait d’aucune épithète.

Les dix-sept valises est un roman intense et lumineux, qui nous donne furieusement envie de Sentir, d’Aimer et de Vivre. Une ode à l’écriture et à la vie !

Séverine Radoux