Le malin plaisir d’Asmodée

Stanislas-André STEEMAN, La Maison des veilles, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2018,  320 p., 9 €, ISBN : 978-2-87568-426-4

La réédition d’une œuvre de Stanislas-André Steeman est toujours bienvenue. Elle rend aussi justice à un pionnier du roman policier moderne et à un écrivain que la critique française, rappelons-le, avait comiquement qualifié de « Simenon belge ». Une bourde porteuse toutefois d’une référence qui ne manque pas de pertinence.

La maison des veilles, paru en 1939, et à nouveau réédité aujourd’hui dans la collection « Espace Nord », tourne autour d’un double crime que l’auteur installe dans le quartier bruxellois de la Porte de Namur. (Ce dont, à l’époque, les habitants du cru se sont émus au nom de l’honorabilité des lieux, oublieux d’un récent assassinat, bien réel celui-là, ou encore du crime fameux – et crapuleux – « de la rue de l’Arbre bénit », ourdi au tournant du siècle par le commissaire de police Courtois). On rappellera aussi que la maison qui a servi de modèle à Steeman pour y loger l’ensemble de ses suspects n’est autre que celle où il avait lui-même résidé, rue de Naples : une grande bâtisse bourgeoise ayant appartenu à l’homme d’État Charles Woeste et ensuite débitée en une dizaine d’appartements.

Mais qui, dans cette « maison des veilles » – ainsi nommée parce que l’activité nocturne et variée des nombreux habitants y est particulièrement présente – a bien pu refroidir le parfait inconnu découvert ce matin-là dans un placard à balais sur le palier du deuxième étage ? Voilà le menu gourmand que s’offre un Steeman entrant avec une évidente délectation dans la peau d’Asmodée, ce démon évoqué jadis par Alain-René Lesage dans Le diable boiteux et dont le malin plaisir consiste à décoiffer les maisons de leur toit pour y surprendre l’ordinaire de vie, les mœurs et éventuellement les turpitudes de leurs habitants. Ainsi, pareillement penchés sur les personnages de cette comédie humaine ixelloise, auteur et lecteurs découvrent entre autres les comportements passionnés et conflictuels d’un couple d’émigrés russes aux côtés d’occupants d’apparence plus ordinaire (ou non), petits bourgeois pour la plupart, dévoilés dans le train-train de leurs activités professionnelles et familiales, de leurs soucis ou de leurs fantasmes. Tous ou presque apparaissant de par la fragilité de leur alibi, comme des suspects potentiels aux yeux des enquêteurs comme du policier («  empêché » en tant que locataire lui-même de l’immeuble) qui, en parallèle, indague pour son compte. Toujours facétieux, Steeman a tenu à introduire dans cette galerie de portraits un reflet biaisé de sa propre famille (un écrivain de contes pour enfants un peu fantasque entouré de sa femme et de sa petite fille, complice privilégiée des affabulations paternelles).

Au-delà de l’intrigue policière bien ficelée, finalement surprenante et encore étoffée par un second crime, ce qui séduit chez l’auteur, c’est ce semblant de désinvolture heureuse qui, sans nuire à la rigueur du récit, l’autorise à céder en toute liberté aux petits plaisirs où l’écriture l’entraine. Qu’il s’agisse de s’attarder aux jeux d’un enfant, d’accompagner ses créatures dans leur promenade au fil des rues du quartier des Deux Portes ou encore de faire un plongeon dans la nostalgie – congrument arrosée – des Russes Blancs déclinant leur répertoire folklorique au Petrograd, leur taverne d’élection, ou ce que l’on préfère appeler à Bruxelles un stamp café

Du reste, dans sa préface toute en enthousiasme et simplicité, Jean Van Hamme note que celui qu’il baptise « le Machiavel du labyrinthe à tiroirs » était avant tout « ce que les auteurs sont trop rarement : un écrivain mettant tout son talent au seul service du plaisir de ses lecteurs ». Non content de ce joli coup de chapeau et, après une fervente défense et illustration du roman policier, le père de Thorgal renchérit en évoquant avec raison l’inversion réalisée par l’auteur : « L’enquête passe au second plan. Libérés de ce carcan, les personnages éclatent. Ils se cherchent, se trouvent, s’aiment, se jalousent, se haïssent sans autre souci que leur vie propre. Une chaleureuse peinture d’âmes.  Steeman est heureux. Nous aussi ».

On trouve également dans cette réédition le texte truffé d’anecdotes que feu Stéphane Steeman a consacré à ses rapports quelque peu erratiques, mais, au total, très affectueux, avec son père qu’un divorce avait éloigné de lui dès sa jeunesse. Quant à la postface – une analyse fouillée de l’œuvre  par le professeur Jacques Dubois (à qui l’on doit par ailleurs Le roman policier ou la modernité) –, elle salue entre autres vertus de l’ouvrage « une forme de composition d’allure toute moderne : le montage ». Ainsi, l’auteur,  avec le préalable du grand immeuble et de la fragmentation du récit « induit une lecture active qui en appelle à notre capacité d’interpréter, de mettre en relation et de construire. »  Et qui nous fait passer de bons moments  en compagnie d’une espèce de cancre génial de l’écriture.