Camille LEMONNIER, La fin des bourgeois, édition et préface de Frédéric Saenen, Samsa, 2018, 340 p., 22 €, ISBN : 978-2-87593-201-3

En 1910, Stefan Zweig écrivait sur lui : « C’est encore un héros que ce fier et noble caractère. Soldat du premier au dernier jour, il a lutté sans trêve […] pour la grandeur de la Belgique ; il a écrit livre sur livre, créé, travaillé, jeté des appels, renversé des barrières, il n’a point connu le repos jusqu’à ce que Paris et l’Europe n’attachent plus au qualificatif “belge” la signification dédaigneuse de “provincial”. » Celui si bien loué, c’est le Maréchal des lettres , le Macaque flamboyant , le Dictionnaire en rut, le Zola belge. Derrière ces étiquettes plus ou moins discutables s’impose une figure incontournable dans le paysage de la littérature francophone, et pourtant injustement frappée par la méconnaissance à l’heure actuelle : Camille Lemonnier.
Zweig avait raison, Lemonnier fut un infatigable et ambitieux prosateur. Sa vie durant, il a œuvré, pour et par la littérature. C’est ce que nous rappelle notamment Frédéric Saenen dans sa préface, cette partie d’un ouvrage que l’on enjambe souvent de l’œil avec peu de remords afin de se confronter directement à la matière vive, au texte en lui-même. Ce serait pourtant une erreur d’emprunter un tel raccourci dans le cas présent, car la présentation de Saenen apporte quelques remises en perspective non négligeables quand il s’agit de redécouvrir un roman à haute densité. Ainsi Saenen nous permet-il de réenvisager tout aussi brièvement que précisément l’existence de Lemonnier, sa « faculté créatrice » et son impressionnante production, son inscription dans le contexte belge, la réception de son œuvre, son « irréductible originalité » dans le courant naturaliste et ses accointances avec la veine décadente, les problématiques liées à la « race » et à l’« antisémitisme » entachant ce roman en particulier. Autant de pistes qu’il est intéressant de suivre dans ce texte lexicalement et sémantiquement touffu.
La Fin des bourgeois, c’est la déchéance d’une famille, les Rassenfosse, dont la splendeur et le malheur se fondent organiquement dans un trou minier, comme le formule emphatiquement un sexagénaire devant le portrait de feu son père : « Nous sortons de ce trou et de ce sang, se dit Jean-Éloi, […] en croyant réellement se pencher sur cette lamentable fosse de Misère où l’un après l’autre avaient crevé les Rassenfosse primordiaux et qui, séculairement regoulée de leur chair, enfin dégorgeait cet immense martyre en tonnes d’or. Il y a des éclats de cervelle aux mains avec lesquelles nous remuons nos millions, il y a de la boue rouge sous le grand train de nos maisons. […] Les fils vivent de la mort des pères, c’est dans l’ordre. Seulement… nos pères valaient mieux que nous, et selon toute apparence […] nos enfants vaudront moins que nous. Ah ! ma pauvre maman ! vous ne savez rien, vous ! »
Ce que la vieille Barbe Huret, vaillante et intimidante épouse de Jean-Chrétien V fils du porion héroïque Jean-Chrétien Ier, engeance de ce Peuple altier chanté par Émile Verhaeren et magnifié par Constantin Meunier, figure de probité et de rigueur, ignore encore, c’est la déliquescence dans laquelle barbotent ses petits-enfants. Dont Ghislaine qui, par un mariage d’arrangement avec le vicomte de Lavand’homme (pour éviter les éclaboussures d’un sang inexistant sur le drap nuptial), marque d’une énième meurtrissure l’âme de l’aïeule. Aux yeux de cette dernière, une mésalliance avec un gentilhomme se révèle abjecte par sa nature même, bien que Barbe se soit résignée depuis longtemps aux compromissions des générations d’après : « Tandis que les premiers Rassenfosse, sur la ruine et le massacre des leurs, bâtissaient une race, leur descendance se bornait à accroître le patrimoine issu du sang de ces créateurs d’humanité. » Elle qui voulait protéger ses enfants de la gloutonnerie de Misère, en a peut-être favorisé la dégénérescence en faisant de l’un un banquier, de l’autre un homme de Loi, et de la troisième une solide propriétaire terricole. Le fossé entre eux et leurs nobles racines plébéiennes était creusé, leurs rejetons y seraient engloutis par leur soif de profit inextinguible, leurs manœuvres bassement politiciennes, leurs natures corrompues, oisives et putrides.
Il est réjouissant de (re)lire un texte de Lemonnier. Parce que le vocabulaire bouillonne, les champs lexicaux foisonnent, les métaphores se tiennent et se débrident, les images fracassent par leur grandiloquence. L’auteur ne recule devant aucune outrance, n’épargne rien ni personne, comme l’illustrent ses descriptions chargées et truculentes. Tout aussi minutieux dans l’établissement des lieux et des décors, il façonne par sa faconde des figures dans la glaise de discours et d’attitudes, les fait ployer lors de scènes significatives, et les enfonce finalement dans une glèbe de vices, de contrariétés, de maladies, de malédictions. « Il y a une main sur les Rassenfosse, se répéta-t-il longuement en finissant par trouver dans la fatalité de ces mots un délice amer d’anéantissement… » Oui, et cette main est celle de Lemonnier qui augure l’implacable fin des bourgeois : « La société est à bout, la famille se meurt, il n’y a plus de principes. »