Louis BOUMAL, Écrits de guerre (1914-1918), édition établie et introduite par Laurence Boudart, Catherine Lanneau et Gérald Purnelle, AML Éditions, coll. « Archives du futur », 2018, 362 p. + un cahier photographique hors-texte, 28 €, ISBN : 978-2507056117

Comment remettre encore en doute la cruelle ironie de la Mort face à celle du Liégeois Louis Boumal (1890-1918) ? Mobilisé dès les premiers jours de la guerre de 1914, présent à plusieurs reprises au front à des moments-clés du combat, comme par exemple le dégagement de blessés à Lombartsijde en octobre 1914, Boumal ne sera finalement emporté ni par une balle ni par un obus, mais par la grippe espagnole, qui lui fait pousser son dernier soupir à douze jours de l’Armistice…
Parmi les noms des écrivains combattants belges, les Deauville, Lekeux et autres Gauchez, le sien était jusqu’à présent l’un des moins ressouvenus. « Était », car le substantiel volume que publient les éditions AML dans leur collection « Archives du Futur », vient combler cette lacune. Plus d’un tiers du volume est dédié aux deux introductions (l’une littéraire, l’autre historique) ainsi qu’à l’appareil critique ; un enrobage scientifique indispensable qui rend à cet écrivain polymorphe toute sa mesure et son importance au sein de nos Lettres.
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Au moment de son enrôlement, Boumal a en effet déjà à son actif « un peu plus que l’esquisse d’une œuvre », plutôt centrée il est vrai sur l’écriture poétique et critique. La guerre va semble-t-il jouer pour Boumal un effet détonateur dans l’émergence de ses diverses voix / voies d’expression. Dès le 21 septembre 1914, il entame la rédaction d’un journal de campagne où il consignera pendant deux ans souvenirs, sentiments et impressions alors qu’il est au « feu ». « Presque en temps réel, [Boumal] métabolise régulièrement les données des faits et de son expérience en un récit de portée universelle » ajoutent ses exégètes. L’ensemble dessine l’ébauche d’un livre plus ambitieux, qui n’a de marivaudesque que le titre : Le Jeu de la Mort et du Hasard. Les cinq carnets qui constituent cet embryon polymorphe se voient placés en lieu sûr chez des amis par l’écrivain, qui a déjà conscience de leur inestimable valeur de témoignage et redoute de les voir se perdre dans le vortex des grandes conflagrations.
Concomitamment à sa production diaristique, d’autres veines sont explorées par Boumal, à commencer par la poésie. La sienne est celle d’une génération de l’entre-deux, coincée entre l’essoufflement du symbolisme et les outrances du modernisme. Boumal pratique donc une écriture poétique classique, « d’inspiration modérément romantique » et marquée au sceau d’une certaine atemporalité. Il n’empêche que le choix de son registre lexical peut dénoter quelques audaces, comme dans ce poème du 24 décembre 1914 :
Bonjour Noël ! Te voilà bien !
Si crotté qu’on dirait un chien
Plein de misère et de catarrhes.
Tu vas et viens d’un pas boiteux
Sous la calotte de nos cieux
Par des sentiers bordés de mares.
As-tu reçu quelque schrapnel,
Toi qu’on disait bonhomme et tel
Qu’un deuil d’oiseau te faisait peine ?
Le double romanesque de Boumal, le jeune instituteur Charles Aurel, avouait une filiation avec Ronsard ; mais Laforgue et Cros se profilent parfois aussi en filigrane, jusqu’à voir évoluer le poète vers une tonalité « à la fois élégiaque et stoïque, […] d’un lyrisme feutré, […] entre l’exutoire et le contrôle », dans des textes qui – marque d’allégeance à Ovide cette fois ? – sont souvent titrés en latin.
Mais Boumal ne fut pas qu’un versificateur éthéré, il était aussi homme de conviction et d’engagement, qui exprima ses idées à travers maints articles de critique (flirtant volontiers avec la polémique) ou de réflexion publiés dans la presse. Catholique fervent, il est proche du mouvement royaliste de l’Action Française, du moins jusqu’en 1915, année durant laquelle il collabore à d’autres journaux, de droite également mais belges ceux-là, La Nouvelle Belgique et plus tard Notre Belgique. En 1917, il créera, avec trois copains d’infortune, Les Cahiers du front, qui se distingue des revues de corps de garde en affichant de réelles ambitions esthétiques et intellectuelles. C’est dans ce périodique que paraîtra Franz, l’un des textes les plus frappants de Boumal à propos de l’identité belge, censée mêler les cultures flamande et wallonne, si opposées soient-elles.
La question de l’idéologie de Boumal est brillamment posée par Catherine Lanneau, qui resitue l’écrivain dans le bouillonnant contexte de l’époque. La Belgique est alors tiraillée entre des mouvements identitaires émergents forts, tente de se positionner en tant que nation homogène en brandissant l’étendard du patriotisme, se cherche surtout une âme dans le corps meurtri que lui a laissé la guerre. Lanneau trace le portrait d’un compagnon de route (jamais un militant) du mouvement wallon, minoritaire en cela qu’il s’affirme catholique dans un milieu intellectuel davantage libéral et socialiste. Pour évoquer la culture française dont Boumal se revendiquait le tenant, l’historienne pur jus ne rechigne pas à faire un détour par la littérature et livre une sociocritique digne des meilleurs spécialistes de la discipline. L’opposition axiale latinité-germanité, le rapport à la langue dialectale et à l’art wallons, enfin l’imprégnation du maurrassisme et, dans une moindre mesure, du barrésisme ; tous ces éléments sont décryptés et finissent par imposer l’image d’un homme qui aurait pu devenir l’une des plus éminentes figures du paysage intellectuel francophone de Belgique.
Laurence Boudart et Gérald Purnelle soulignent, dans leur conclusion, qu’« en quatre ans et demi, [Boumal] boucle un parcours humain extrême dont ses textes portent les stigmates et attestent l’évolution, tout en acquérant une forme de sagesse que l’expérience de la guerre a forgée ». La trajectoire de celui que le destin figea en un éternel « jeune homme » tire son unicité et sa valeur d’exemplarité de sa fulgurance même.
Frédéric Saenen