Un coup de cœur du Carnet
Olivier DEPREZ, Le Château d’après Kafka, FRMK, coll. « Amphigouri », 2018, 224 p., 35 €, ISBN : 9782390220138
Densité des noirs qui emportent des formes troublées, avalanche de striures blanches, personnages taillés dans l’étoffe de fantômes, de revenants… l’univers hypnotique qu’Olivier Deprez met en scène dans sa libre adaptation du Château de Kafka construit un album graphique éblouissant. Unanimement acclamé lors de sa parution aux éditions FRMK en 2003, le livre est réédité dans une magnifique édition (toujours chez FRMK) mettant en valeur la puissance expressionniste des gravures sur bois. Excédant le registre de la bande dessinée, Le Château de Kafka coulé dans l’imaginaire d’Olivier Deprez retrace, sous la forme d’un opus gravé, une histoire d’errance dans un labyrinthe à la fois extérieur et mental. Dans ce roman inachevé, Kafka décrit l’arrivée de K. dans un village, le malentendu qui s’installe entre lui, l’égaré, l’étranger qui prétend être appelé comme géomètre, et les autorités invisibles du Château. Dès les premières planches, la solitude de K., son désir d’être intégré dans le village, de recevoir une légitimation officielle se voient traduites dans un langage graphique tout en ombres et lumières, entre vacillement des repères et angoisse existentielle.
Le récit halluciné d’un géomètre traité en paria se coule dans des dessins à la géométrie qui bifurque. Chapeau vissé sur la tête, valise à la main, K. s’arrête sur un pont qui mène au village, contemple le vide, la neige. K. comme ses deux aides, comme Frieda sont des êtres penchés, des créatures inclinées. Olivier Deprez rejoint Deleuze et Guattari qui ont vu dans l’inclinaison, dans les têtes penchées l’un des motifs secrets de l’univers de Kafka. Dans le découpage du roman, Olivier Deprez a privilégié le mouvement textuel, celui d’une errance, d’une quête obstinée, les figures du double (les deux aides qu’on octroie à K., une gémellité accentuée par le choix de les nommer deux fois Arthur et non Arthur et Jérémie), les effets de miroir (entre K. et le messager Barnabé).
Pris dans le vortex imaginaire de l’auteur, K. devient un personnage beckettien, en proie à la fatigue. Frère de l’épuisé de Beckett, il déambule dans un dédale de couloirs, se perd dans le ventre du Château, cherche une chambre où dormir. Ponts, escaliers, impossibilité de rester au village, impossibilité d’entrer en contact avec Klamm, avec les dignitaires du Château, Frieda comme moyen de pénétrer dans ce Saint des saints interdit… les gravures sur bois libèrent les sortilèges des lieux, des espaces impossibles à franchir. La réalité du Château se dissipe en brumes ; comme celle de Godot, l’attente de Klamm est vaine. L’histoire piétine, le sens du récit s’absente comme si la volonté de K. de gagner le Château afin de se faire reconnaître officiellement révélait son non-sens, sa folie.
Maisons ivres, maisons de guingois, se refermant comme un piège sur les villageois, chevaux, clocher, silhouettes taillées au burin, dissolution des formes par une avalanche de noirs… on songe à l’œuvre gravé de Frans Masereel, aux paysages tordus de Soutine. La dissolution des images sous une tempête de neige accentue la désorientation, l’enraiement du temps, la non-reconnaissance des personnes. La désorientation qui frappe K. agit aussi sur le lecteur pris dans un dispositif de traits hachurés qui estompent les contours, le monde de l’ordre et de la raison. L’errance de K. contamine le récit qui bute sur sa dissipation. Un récit qui évoque l’érosion des choses, la perte de tout ancrage dont K. fait l’épreuve ne peut que s’égarer, s’absenter à son tour, recouvert par des blizzards. Qu’il symbolise la Transcendance, le divin ou la Loi inaccessible, qu’on l’interprète sous un prisme judaïque (instance divine délivrant la grâce) ou sous l’angle d’une perception visionnaire des totalitarismes, des enfers bureaucratiques d’une société de contrôle, le Château figure l’inaccessible, l’impénétrabilité de sa présence et de sa signification. Saluons la vitalité des Éditions, de la plate-forme FRMK/Frémok qui, fondée par Thierry Van Hasselt, à l’écart des lois et diktats du marché, publie des œuvres singulières, inventives et libres.
Lire aussi : rencontre avec Thierry Van Hasselt (Le Carnet et les Instants n° 197)
Olivier Deprez est entré dans Kafka comme on pénètre dans un rêve. Le rêve d’un frère, d’un double. Comme si Kafka avait attendu ce double traduisant son verbe en gravures. Une révélation. Un chef-d’œuvre.
Véronique Bergen