Le lieu noir de la création

Stéphane LAMBERT, Visions de Goya. L’éclat dans le désastre, Arléa, 2019, 115 p., 17 €, ISBN : 9782363081803

Dans son dernier opus, Stéphane Lambert se définit comme un amateur de peinture. Se révéler comme tel c’est à la fois se dévoiler et se montrer bien modeste. S’il est plus qu’un amateur, il n’est pas un critique académique. Il ne se range ni du côté des historiens ni du côté des experts. Lorsqu’il évoque un littérateur ou un artiste, ici Goya, il le fait en son nom et avec ses mots.

Je me demande combien l’écriture n’a pas été une manière de prolonger mon trouble devant la peinture, de devenir un peintre avec des mots, d’explorer le mystérieux contenu de mon regard.

Il partage avec les artistes ce qu’il y a de plus intime et de plus essentiel et s’efforce de rendre compte de la complexité de son ressenti. Même si la langage bute parfois contre ses limites, il ose, à l’instar des peintres, aller au-delà de ce qui résiste et grâce à la littérature cherche à inventer ses propres formes. C’est pourquoi ses écrits sur les peintres en particulier vont plus loin que la minutieuse observation et débordent l’image. Impressionniste, sa critique d’art l’est, quoiqu’elle demeure toujours attachée à l’œuvre et à celui qui l’a produite. Le très judicieusement titré Visions de Goya nous introduit dans l’imaginaire du peintre, mais le texte livre aussi une vision personnelle du scripteur.

Après Nicolas de Staël, le vertige et la foi, Rothko, rêver de ne pas être, Monet, impressions de l’étang, publiés chez le même éditeur Arléa, Stéphane Lambert démontre une nouvelle fois comment il se dégage de toute pensée homologuée et complète un regard aigu avec ses émotions et sa parole.

 

Il va visiter Goya dans ses murs soient plusieurs lieux et institutions de Madrid et surtout au Prado où se trouvent notamment les fresques détachées de la maison du sourd, les fameuses peintures noires, une œuvre-somme. Le noir convient, il est même nécessaire aux visions labyrinthiques du peintre.

Qu’est-ce que le noir ? Une couleur qui a sombré dans les ténèbres ou un fond remonté à la lumière ? Une illumination nocturne ? La teinte de l’univers ? Un voile atténuant la violence d’une scène ? L’envers d’une vision ? L’au-delà de la fête ? Le ferment de la folie ? Ou tout simplement le contenu opaque de la matière ? 

Le noir c’est encore La couleur dans le désastre, selon le sous-titre. On peut se tromper et chercher la couleur en effet puisque Lambert évoque le flamboiement du feu, ou la brume jaunâtre, ou le rouge de la plume d’un képi. Or les nombreuses illustrations du volume sont en noir et blanc. La couleur est bien « l’absente de tout bouquet » qui met tous les autres éléments du tableau en valeur. Notons que, telles, les images du volume servent à tout le moins de repérage précis à la méditation qui les accompagne et les dirige. C’est la crudité de l’intérieur qui est livrée au grand jour, la magie de la fabrication. Le rouge orangé du métal en fusion n’est qu’une « vision hallucinée qui transcende le réalisme ». Si le pouvoir de l’image est de contourner l’intelligibilité, il s’avère impossible de réduire l’art à un objet d’analyse. Les peintures noires en offrent la preuve avec évidence.

En guise de prologue, Stéphane Lambert propose un « Portrait de l’écrivain en amateur de peinture ». Nous y avons déjà fait allusion. Il y explique comment il s’est tout de suite senti à l’aise avec la peinture. Contrairement à la musique qui rompait le silence mal à propos.

c’était un univers familier qui me parlait directement. La peinture était le miroir d’une intériorité ordinairement tue. Par elle, j’avais l’impression d’exister davantage. D’activer des zones mortes en moi. 

C’est l’ouvrage dans sa totalité qui, plus qu’une lecture iconoclaste, nous invite à accompagner l’auteur dans ses émotions, dans ses réflexions et même dans son vécu quotidien avec Goya. Avec lui, nous nous sommes promenés dans Madrid, dans les allées du prestigieux Prado, à la recherche de l’invisible aussi : nous avons vu.

Jeannine Paque