Hautes fréquences, micro-ondes, et marchés boursiers

Un coup de cœur du Carnet

Alexandre LAUMONIER, 4, Zones sensibles, 2019, 114 p., 15 €, ISBN : 978-293-0601-36-6

Amis lecteurs, ne partez pas de suite à la lecture de ce titre ! Il existe des livres qui, a priori, ne devraient jamais réussir à atteindre, pour différentes raisons, certains de nos contemporains : ils ne lisent pas, ou plus (c’est très tendance, dans un monde où penser et écrire passent pour des pertes de temps et où Proust est synonyme d’ennui abyssal) ; ils ne s’intéressent qu’à l’actualité économique ou boursière (et donc ont développé d’autres capacités supérieures dans un lexique particulier) ; ils préfèrent lire des ouvrages strictement catégorisés (au choix, polar, manga, botanique, colombophilie, gastronomie, philosophie kantienne ou roman historique) ; et parfois la découverte de technologies nouvelles et de codages informatiques performants leur semble plus appropriée à la culture « geek » de l’époque dont ils se revendiquent. À tous ceux-là – s’ils ont la chance que l’information leur parvienne –, mais aussi à tous les curieux de littérature haut de gamme, on recommandera chaudement la lecture de 4 (c’est bien son titre), nouvel opus d’Alexandre Laumonier publié chez Zones sensibles.

Le pylône du signal de Botrange

Après deux premiers ouvrages, 6 et 5 (qui, en résumé, étaient consacrés aux univers des algorithmes sur les marchés financiers, et notamment leur influence sur les échanges accélérés d’informations entre les grandes places boursières internationales), Alexandre Laumonier nous donne un récit palpitant, mené tambour battant et d’une densité incroyable. Un très bon roman d’anticipation, s’il ne nous révélait l’actualité la plus brûlante : celle d’une guerre souterraine à laquelle se livrent des firmes étrangères aux ramifications les plus obscures. L’objet de cette bataille sans merci, où l’argent coule à flot pour emporter le marché ? Si l’on vous dit que cela pourrait être un pylône de métal, installé par exemple au point culminant de la petite Belgique, au signal de Botrange, le croiriez-vous ? Pas sûr… Et pourtant.

Botrange n’est qu’un des points d’une ligne droite spatio-temporelle sur laquelle sont en train de se construire des réseaux de communication à haute vitesse, des faisceaux hertziens micro-ondes à partir d’antennes paraboliques, qui permettront à des firmes de trading, de faire circuler à la microseconde près, des informations boursières concernant les marchés internationaux… et donc de faire gagner, ou perdre, des sommes d’argent considérables. Une chaîne sans fin, où comme aux échecs, il s’agit d’anticiper le coup suivant, et de prendre avantage sur l’adversaire. Une course effrénée, où chaque participant essaye d’utiliser à la fois les configurations réelles d’un territoire donné (pylône, tour, building, relief du terrain) et les technologies les plus récentes, pour optimiser la transmission d’une information.

Le plus captivant dans ce récit où les informations, justement, envahissent les pages à un rythme soutenu, c’est leur mixage absolument réussi. Alexandre Laumonier fait se croiser les péripéties et rebondissements d’un roman d’espionnage sophistiqué et les analyses géographiques et sociologiques de nos territoires, il pratique l’investigation et l’enquête de terrain pour recueillir des témoignages, parfois anonymes, parfois non, de traders, de hackers, d’ingénieurs. Mais il fait aussi apparaître des personnages dont on se demande s’ils existent réellement ou s’ils ont été créés de toute pièce par un auteur tourbillonnant obsessionnellement autour de son sujet. Revenant sur l’histoire récente des marchés financiers, et l’envahissement toujours plus accentué des technologies de l’informatique sur les êtres humains que sont les traders, Laumonier montre également combien cette course à la vitesse pourrait très bien se terminer par un crash gigantesque : qui peut garantir que les investissements considérables engagés seront finalement regagnés par des gains suffisants pour permettre au système mis en place de ne pas être dépassé, le lendemain, dans quelques heures, dans quelques minutes, par un concurrent plus habile ? 

Informations en ligne droite

La Belgique, plat pays et petites collines, n’est pas à l’abri des convoitises, et la Défense nationale s’en rendit compte lorsqu’elle commença à vendre au plus offrant, dans les années 2000, d’anciennes infrastructures américaines de communication, situées à Houtem, Flobecq ou Westrozebeke. Cette guerre de terrain a déjà connu de multiples passes d’armes et de nombreuses défaites, où des firmes de trading ont, comme dans une arène de gladiateurs, mordu la poussière et disparu, tandis que d’autres, plus inventives ou mieux implantées, ont choisi d’entrer par exemple en toute discrétion, en demandant simplement auprès d’autorités locales, à pouvoir construire des pylônes de télécommunication ou à en utiliser d’autres donnant déjà toute satisfaction, comme le pylône de Sint-Pieters-Leeuw, près de Bruxelles, occupé déjà par la VRT. « En Europe, comme aux États-Unis, il est habituel que, pour des raisons géographiques, les divers réseaux en micro-ondes utilisés pour transporter des données de marché finissent par occuper les mêmes infrastructures », note Laumonier. Inutile de préciser que ces firmes étrangères intéressées par l’utilisation ou la pose de paraboles sur des pylônes, disposent de moyens financiers qui surpassent largement les habituels opérateurs de téléphonie mobile opérant sur notre territoire…

On pourrait multiplier les exemples et les citations, mais il vaut mieux entrer directement dans le livre d’Alexandre Laumonier. Avec la méthode 2.0 et quelque, il observe avec acuité un champ de réflexion extrêmement contemporain et d’une grande violence, où littérature critique et connaissance des milieux du trading forment un mélange détonant. On ne regardera plus désormais de la même façon le pylône de Houtem ou le signal de Botrange.  

Pierre Malherbe