De la nécessité d’attribuer à titre posthume le Prix Nobel à Simenon

Un coup de cœur du Carnet

Jean-Baptiste BARONIAN, Simenon, romancier absolu, Pierre-Guillaume de Roux, 2019, 190 p., 18,5 €, ISBN : 2-36371-298-1

Dans son dernier essai, Jean-Baptiste Baronian apporte la preuve définitive que tout n’a pas été écrit sur Georges Simenon et que, trente ans exactement après la disparition du plus liégeois des écrivains universels (ou du plus universel des écrivains liégeois, le propos est réversible), son œuvre comme sa vie recèlent encore leur lot de trouvailles. Encore faut-il, pour les dénicher, oser s’aventurer dans les recoins inexplorés ou négligés de son univers, dans des œuvres peu citées – Strip-tease, Un banc au soleil, Il pleut bergère…, La prison – ou dans le massif, parfois rébarbatif, des Dictées.

Les dix-sept chapitres que compte l’ouvrage auraient pu donc en être vingt, cinquante, cent. C’eût été sacrifier à la passion de l’exhaustif, par définition inassouvissable en ce qui concerne un tel géant. Puis il y a dans la démarche ici adoptée un parti pris de plaisir, qu’une étude plus fouillée aurait compromis et alourdi.

Baronian a dès lors si parfaitement ajusté la focale qu’il happe d’emblée l’intérêt du lecteur, simenonien patenté ou profane. Bien sûr, il sera question de villes de province, de femmes, de cinéma, de crime, mais chacun de ces aspects est abordé par la bande, dans une dimension inattendue ou selon un angle d’attaque original.

Ainsi, « le personnage de Liège » est-il envisagé à travers Je me souviens…, un « livre-relais » qui montre que la cité natale du romancier est constamment au cœur de sa dramaturgie. Simenon lui-même minimisait l’importance de ce titre, qu’il qualifiait de « sorte de document » et auquel il déniait le statut d’œuvre littéraire. Baronian voit quant à lui dans cette sonate le socle du mouvement symphonique plus large de Pedigree. Maints autres lieux sont revisités, comme Marsilly, petite commune de Charente-Maritime, où Simenon écrivit pas moins de douze romans alors qu’il était locataire de La Richardière. En contrepoint de ce constatable effet du « génie du lieu » se pose la question de savoir pourquoi la Suisse, où Simenon a pourtant longuement vécu et beaucoup écrit, l’a si peu inspiré. Une absence criante, qui se manifeste dans le pseudo-toponyme forgé par Simenon pour requalifier Échandens : Noland (« aucun pays »).

Là n’est pas le seul mystère que sonde l’essayiste. Il en est aussi qui règnent autour de personnages hantant son imaginaire comme sa biographie. Qui fut par exemple le Docteur Paul, revendiqué par Simenon comme un « vieil ami » alors qu’il ne l’aurait rencontré qu’à de rares occasions ? Sans conteste une de ces figures croisées dans quelque coquetèle mondain et aussitôt adoptées comme familières, qui a tout pour fasciner Simenon. Pensez, un médecin légiste qui aura vu passer les dépouilles de Jaurès et de Doumer sur sa table de dissection et a assisté à l’exécution de Landru et Petiot… Sa silhouette se profilera, transposée bien entendu, dans plusieurs intrigues.

Parmi les personnages dits « secondaires », protagonistes de romans « ignorés ou boudés », on rencontre dans Novembre Laura Le Cloanec, rare narratrice dans les très mâles récits de Simenon, ou encore Colette (Coco pour les intimes) de La Maison des sept jeunes filles. Baronian s’attache à ces présences féminines, traitées avec subtilité et profondeur par un écrivain que l’on taxe volontiers de misogynie.

Autre réévaluation intéressante : les rapports de Simenon avec le cinéma. Pas question de ressortir ici Renoir et Fellini, La compromettante Continentale, Gabin, Bardot et Signoret. Baronian s’intéresse moins à l’écrivain porté à l’écran qu’au consommateur sélectif de Septième art. Et de nous rappeler par exemple que, si le 23 janvier 1974 représente une date mémorable dans son existence, c’est parce que ce jour-là Simenon s’est accordé le bonheur d’entrer dans une salle obscure de la rue du Bourg pour s’y délecter d’un film amusant… On redécouvre donc cet auteur – que hâtivement l’on suppose peu raffiné parce que populaire – amateur de cinéma allemand (du Cabinet du Docteur Caligari à Metropolis) ou encore accompagnant son fils John pour une projection du Docteur Folamour.

Combien d’autres surprises émaillent cet ouvrage ! Le rapprochement inattendu entre Simenon et Cocteau, qu’une solide amitié lia en dépit de leurs irréductibles différences ; le chapitre consacré à l’usage des gros mots (foisonnants dans Les volets verts) sous la plume d’un écrivain au vocabulaire prétendument très « neutre » ; l’esquisse dans Dimanche (1958) des principes fondateurs de la victimologie, discipline qui connaîtra un grand succès des décennies plus tard ; enfin d’excellentes pages consacrées à la retentissante affaire Jaccoud dont l’éponge-Simenon aurait pu faire son miel et qu’inexplicablement il n’a jamais exploitée.

Il n’y a certes pas tout Simenon, mais il y a bien davantage dans ce livre de gourmet, au sens où l’entend Baronian : qui se savoure avec gourmandise.

Frédéric Saenen