Tintin et la conquête spatiale

HERGÉ, Tintin et la lune. Objectif lune. On a marché sur la lune, double album, Casterman, 2019, 128 p., 19,90 €, ISBN : 978-2-203-19880-7

À l’occasion du cinquantième anniversaire des premiers pas de l’homme sur la Lune, Casterman réédite en un double album Objectif Lune et On a marché sur la Lune d’Hergé. Visionnaire, doté d’une intuition toute « tournesolienne », Hergé prépublie ces deux albums entre 1950 et 1953 dans les pages du journal Tintin. Conçus dans les années après-guerre, publiés respectivement en 1953 et 1954, les récits Objectif Lune et On a marché sur la Lune devancent de quinze ans la mission Apollo 11 et les premiers pas de Neil Armstrong sur le satellite de la Terre, le 21 juillet 1969. À une époque où la conquête spatiale relevait encore de la science-fiction ou était à tout le moins  balbutiante, Hergé embarque son petit reporter dans des aventures stellaires. Nombre de spécialistes d’Hergé ont relevé l’énorme travail documentaire, les conseils scientifiques, techniques qu’il reçut, notamment de Bernard Heuvelmans.

Ce qui frappe, plus de soixante ans après la parution des deux albums, c’est la prescience des enjeux liés au rêve de l’exploration spatiale et la perception des modifications des manières de vivre et de penser qu’elle induira. D’emblée, il appert que, comme l’a conceptualisé Nietzsche, il n’est pas de connaissance désintéressée, que savoir rime avec pouvoir. Si la passion de la recherche en et pour elle-même anime le Professeur Tournesol, Objectif Lune pose dès les premières pages le climat d’espionnage, de luttes pour le pouvoir et le prestige, qui entoure le projet spatial. Ab initio, les missions scientifiques sont récupérées par des puissances qui en font un enjeu géopolitique. Nous sommes en pleine période de la guerre froide. Hergé met en place un scénario auréolé de dangers : menaces que les inventions liées aux recherches atomiques ne soient déviées de leurs buts présentés comme « humanitaires » (protection des populations) et scientifiques et ne tombent dans les mains de régimes qui en font des armes de destruction. Qu’il n’y ait pas de science pure qui trônerait dans les hautes sphères de la recherche objective, mais que les avancées scientifiques soient prises dans les réseaux du social, du politique, du militaire et de la domination, Hergé le met en scène, ligne rouge doublant sa fameuse ligne claire.

Il n’y a pas de programme de lancement de fusée sur la Lune, de recherches d’uranium, de radium sans le spectre de services d’espionnages, de judas, d’une compétition entre grandes puissances en vue de gagner une hégémonie planétaire. Entrer dans le monde de l’apesanteur, c’est éveiller chez certains les appétits d’une pesanteur avide de toute-puissance. Tout élan sécrète ses trous noirs, sa part funeste. Le cauchemar double le rêve. Hergé connecte l’au-delà et l’intime, dévoile les possibles conséquences subjectives de l’exploration du système solaire. En sondant la face de la Lune invisible depuis la Terre, les hommes descendent aussi dans leurs zones d’ombre.

Le ressort de l’humour, des gags liés à l’absence de gravité par exemple (le whisky du capitaine Haddock qui, à l’intérieur de la fusée, devient une boule solide) permet d’anticiper des scénarios qui sont devenus réalité. Alors qu’une météorite tombe sur la Lune, menaçant d’écraser Tintin et le capitaine Haddock, ce dernier s’exclame : « En tout cas, s’ils croient que c’est en accueillant les gens de cette façon qu’ils vont développer le tourisme, ils se fourrent le doigt dans l’œil, les gars du syndicat d’initiative lunaire… ». Hergé subodore la mode du tourisme spatial orbital et suborbital plus d’un demi-siècle avant les sociétés fondées par Jeff Bezos et autres promoteurs galactiques. Au nombre des autres anticipations d’Hergé, citons l’alunissage comme marchepied, comme relais vers la conquête de planètes plus lointaines, la description de la Lune comme d’un astre mort, laissant une impression de désolation (les informations recueillies par cartographies, les données fournies par Neil Armstrong confirmeront cette image naissant au cours du XXe siècle d’un astre froid, désertique, entouré d’étoiles glacées, qui ne scintillent pas), la volonté prométhéenne d’une colonisation de l’espace à des fins non pacifiques.

La nouveauté absolue scellée par le Jour J — l’alunissage, moment décisif qui brise en deux l’histoire de l’humanité, qui marque un avant et un après — rejoint des pulsions très anciennes et ne fait, en réalité, que prolonger dans l’au-delà un esprit de conquête datant de l’aube de l’humanité. Par le recours aux proverbes romains, notamment la formule des gladiateurs face à César que reprend le capitaine Haddock (« Ave, César, ceux qui vont mourir te saluent »), le progrès, l’inédit affiche sa continuité avec l’ancien. Il n’y a ni différence de nature ni rupture, mais une expansion de la conquête qui, ayant épuisé la Terre, les mers, s’attaque à l’espace. Incarnant la sagesse, Tournesol met fin aux disputes qui opposent les Dupondt : « Messieurs, je vous en supplie, du calme ! … Les premiers hommes qui vont débarquer sur la Lune vont-ils y apporter de la discorde ? ». L’homme exportera-t-il la pomme de discorde dans tous les espaces qu’il conquiert ? Voyage-t-il dans l’ailleurs en restant le même, sans être transformé par les aventures qu’il endure ? Comment se laisse-t-il affecter par ce qu’il découvre ? Dans Albertine disparue, Proust écrivait « L’homme est l’être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu’en soi, et, en disant le contraire, ment ». Les personnages d’Hergé descendent-ils de la cathédrale proustienne, formant une improbable queue de comète de la Recherche ? Condamné au solipsisme lato sensu, l’homme échoue-t-il à sortir de lui, même lorsqu’il fait l’épreuve de l’altérité géographique ? Transporte-t-il, non le Système Terre, mais le Système Homme dans tous les milieux qu’il traverse et colonise ? De Judas Iscariote à Franck Wolff, le savant félon qui rédimera sa trahison en se sacrifiant (il se jettera dans le vide afin de laisser davantage d’oxygène aux passagers de la fusée), n’y a-t-il, anthropologiquement, rien de nouveau sous le soleil ? Comme l’écrivait Paul Klee, « la lune est le rêve du soleil ».

Véronique Bergen