Des forces d’ébranlement

Un coup de cœur du Carnet

Christine GUINARD, Sténopé, Unicité, 2019, 12 €, ISBN : 978-2-37355-322-2

J’attends de voir si la nuit sera poreuse.

Pour percer le secret, je danse sur le revers de la croûte terrestre, je sens la cohérence de l’ensemble aléatoire, j’émerge tel un pantin noueux du tissu brumeux de la naissance. J’ai vu tout ce qu’embrassait mon regard poussé depuis le genou légèrement plié, où l’impulsion bondit en moi. 

Un tel incipit ne peut qu’augurer un livre merveilleux. De fait, Sténopé de Christine Guinard est en partie un livre de naissances – de naissance de soi à soi, de venue de/à l’autre, d’avènement au cosmos. L’œil s’articule au genou, le regard au pas, pour arpenter une image du monde. La citation d’Alberti placée en exergue nous avertit : « Personne ne soutiendra que ce qui échappe au regard est du ressort du peintre, car le peintre ne travaille à imiter que ce qui se voit sous la lumière. » Dès lors, il ne s’agira pas d’interroger notre façon de voir pas plus que de reproduire en mots les impressions marquées sur la rétine. Le projet semble autre : il réside dans ce dispositif du « sténopé », qui capture une image photographique selon un principe dérivé de la camera obscura. Sous cet angle, se comprend d’autant mieux la phrase qui donne l’impulsion du recueil : en posture d’attente, à l’instar du photographe dans l’expectative du résultat de la capture de l’image, la poète aura « perc[é] le secret », comme se perce un trou dans une boîte pour laisser entrer la lumière. L’être sera aussi « troué », « fêlé dedans ». Mais quelque chose échappera au regard. Une lumière, une situation, un mot. Il faudra relire, plusieurs fois.

Porosité, friabilité, perméabilité – chez Christine Guinard, ces modalités de l’être, du nom, des choses sont les conditions, parfois douloureuses, qui amorcent le changement. En effet, un livre de naissances est un livre de transformations, de mutations et parfois de disparitions, où re-naître demande préalablement de devenir une « force mouvante qui renonce aux contours et au nom » :

« À l’écart de la nuit, notre nuit ; dans la discrétion de vapeurs légères, si les nues brouillées sont légères, séparée de moi et de nous, loin d’eux
je pourrais disparaître, je pourrais m’échapper, m’exiler de moi confiée aux bruissements des herbes, au plat des eaux, je pourrais partir
je tiens le fil, élastique négligeable et puissant, le va-et-vient de moi aux bords de l’horizon, pour toi et toi je ne pars pas. » 

Au sein de ces faux départs ou en plein cœur des partances effectives, ce recueil déploie différents modes de circulation dans l’espace : ainsi de la marche, du vélo, du train ou du bateau, éprouvés ou observés par la poète. Ces modes de circulation opèrent toujours la jointure entre le regard et le pas, entre le mouvement et l’arrêt. La position principale semble pourtant être celle de l’attente : « J’attends de chanter le chaos en moi, qui s’ordonne chaque fois timbré, vecteur puissant, mais pour qui, et vers où, alors j’attends. » De discrets échos nietzschéens ou stoïciens agrandissent ce livre puissant, lorsque « le silence plein, il nous porte, il nous choie. » Ce verbe placé en italiques, ce détail, en dit long à propos de l’écriture de Christine Guinard : « choie » fait entrer en résonance le verbe « choyer » avec le verbe « choisir » ; en somme, il s’agit de se laisser (em)porter et d’être à la hauteur de cette élection.

Sténopé nous laisse, à l’instar de la poète, en position de cheminement, d’attente de quelque chose venu du dedans ou du dehors – un autre ou un ébranlement – tout en sentant bondir en soi des forces d’impulsion et d’expulsion. Ce recueil fait de notre regard un sismographe : ayant recueilli, de page en page, comme une lecture de crête-à-crête, les lignes de poussées et de fracture, il lui revient de s’articuler à nouveau au pas, en sachant que « chaque fois le jour renaît par le bruissement à l’air, oublie la finitude et le chaos de l’origine. Chaque fois la mer accouche d’une étoile et le corps porte au monde un chant nouveau ».

Charline Lambert