Myriam LEROY, Les yeux rouges, Seuil, 2019, 192 p., 17 € / ePub : 11.99 €, ISBN : 978-2-02-142905-3
L’univers des réseaux sociaux et des échanges écrits qui s’y déroulent inspire peu à peu les auteurs de romans, donnant une nouvelle forme d’expression au genre épistolaire de longue date exploité par les gens de lettres. Correspondance réelle ou simple prétexte à une mise en forme d’un récit, il est pratiqué dans Les yeux rouges sous une variante seconde, dans la mesure où la narratrice nous relate le contenu des envois reçus sans nous les livrer donner in extenso.
Tout débute avec un message d’un homme qui se présente comme un admirateur qui souhaite entrer en contact avec la journaliste dont il apprécie les chroniques. Cette dernière a en commun avec l’autrice de sévir au sein des services d’un opérateur public et de pratiquer volontiers la provocation et l’humour en termes acidulés et choisis.
L’inconnu en question tente une approche douce, visiblement pour amorcer un dialogue, en mettant en évidence les qualités de la journaliste dont il apprécie le ton dans lequel il se reconnaît. Cette dernière, sans entrer vraiment dans le jeu, décide de l’accepter comme ami sur Facebook. Ce faisant, elle ouvre la voie à d’autres échanges et surtout au partage de ceux-ci. Son interlocuteur, qui livre lui-même ses impressions sur divers produits culturels et sur des faits de société, la renvoie vers son propre espace intitulé Denis la menace. Tout un programme !
Lire aussi : un extrait des Yeux rouges (PDF)
Les choses pourraient en rester là, mais devant son silence, Denis revient à elle et passe à la vitesse supérieure. Désormais, ses interventions la complimentent sur son physique et entrent peu à peu dans le registre de l’intime. Denis parle de sa vie privée, de son métier, de sa famille, de ses passions. Il se présente sous un profil à la fois sage et enjoué, laissant poindre peu à peu ses opinions qu’il assume :
Il concevait sans peine qu’il était compliqué de continuer à penser par soi-même quand on travaillait huit heures par jour (allez sept, voire six, s’il en croyait les clichés sur les fonctionnaires des médias, LOL) dans un environnement où il était malaisé de critiquer l’idéologie mainstream. Mais il avait confiance en moi, il sentait que ma nature profonde était à nager à contre-courant et que je m’étais juste égarée en remontant la rivière. Il m’embrassait. Où je voulais, émoji trace de rouge à lèvres.
Il dit avoir été présent à une manifestation à laquelle la narratrice avait invité son réseau tout en regrettant de n’avoir pu s’entretenir avec elle. Histoire de glisser qu’une rencontre réelle serait pour lui un plaisir immense, qu’elle serait l’occasion de partager tout ce qu’ils ont en commun. Et de multiplier les manœuvres d’approche de plus en plus fréquentes et insistantes.
Jusqu’au moment où la narratrice décide de le retirer de la liste de ses amis. La réaction de Denis ne se fait pas attendre : s’il n’est plus ami, il devient ennemi, accumulant les commentaires négatifs pour passer à l’injure, puis aux photos truquées dégradantes, toute retenue tombée. Il laisse libre cours à ses penchants réactionnaires, machistes, xénophobes jusque-là en sourdine. Mais n’avait-t-il pas donné des signes de ceci antérieurement lorsqu’il parlait de sa femme bien à sa place au foyer, lorsqu’il qualifiait la radio-télé où travaille la narratrice de Pravda ?
Traquée, calomniée, la narratrice décide de porter plainte. La justice ordonne une perquisition au domicile de Denis, emporte son matériel informatique. La narratrice s’enfonce dans une dépression sans précédent qui lui laisse les yeux rouges. Alors que tout semble plaider en faveur de la jeune femme, le livre se clôt par des informations contraires qui affirment qu’elle aurait tout manigancé au départ de son propre ordinateur. À telle enseigne qu’il est bien difficile de se faire une raison et que le doute nous gagne irrésistiblement si l’on se souvient que la narratrice ne nous a pas donné accès au contenu réel des messages de Denis.
Le récit qui se clôt dans la confusion pose à coup sûr des questions en tous sens sur les comportements humains dans l’usage des réseaux sociaux. La flatterie y côtoie volontiers l’injure, l’égo y est tout à la fois gavé et malmené selon une économie imprévisible, avec une vigueur décuplée lorsque l’on est en vue. Les mythomanes et les persécutés y circulent en liberté, toutes les folies peuvent s’y déployer dans le confort lâche de l’anonymat. Les tromperies informatiques, les piratages possibles sont les masques et les déguisements des comédies classiques, le flot des commentaires d’internautes, qui s’invitent à l’occasion dans le récit, joue ici le rôle du chœur dans les tragédies antiques, pour le meilleur et souvent le pire.
Original et rondement mené, le second roman de Myriam Leroy offre une plongée vivifiante dans une des facettes de notre modernité galopante. Envolé, enjoué, le récit est mené au rythme haletant des échanges, émojis à l’appui, et il nous entraîne dans sa ronde infernale pour nous laisser ensuite pantois et interrogatifs. Ne dit-on pas que l’on mesure entre autres la qualité d’une œuvre à l’étonnement qu’elle génère ?
Thierry Detienne