Christian Coppin. Du Mahabharata à la bombe atomique

Christian COPPIN, Le sel des larmes suivi de Katame fude, Marque belge, 2019, 576 p., 25 €, ISBN : 978-2-39015-032-9

Rassemblés en un volume, deux romans posthumes du cinéaste, écrivain, compositeur-interprète Christian Coppin (1949-2017) paraissent aux Éditions Marque belge. Chants épiques traversés par l’ombre de la mort, Le sel des larmes et Katame fude délivrent des récits initiatiques qui auscultent des événements-clés contemporains sous le prisme des mythologies du monde.

S’ouvrant sur les attentats survenus à Bruxelles le 22 mars 2016, Le sel des larmes déploie un thrène à l’ami Gilles, fauché à la station Maelbeek. Les méditations sur la Camarde, sur le rapport que nous entretenons avec les défunts, les réflexions sur le destin des civilisations européennes « qui ne tiennent qu’à un fil » sont enchâssées dans une construction romanesque bâtie sur le vacillement des repères. Gilles, le cinéaste qui terminait le montage de son film sur Fukushima, Gilles parti dans une bourgade proche du lieu irradié afin de sauver des autruches de l’enfer nucléaire, était-il un Kami, un de ces esprits que les shintoïstes vénèrent ? Mise en abyme d’une histoire d’ombres raptant l’âme du narrateur dans une Histoire marquée par l’apocalypse… Le sel des larmes dresse le théâtre d’une humanité à la dérive. Du Golem, de Gilgamesh, de Baal à la bombe atomique, les hommes expérimentent la destruction d’eux-mêmes, de la nature, des animaux, des esprits. Christian Coppin dissèque toutes les formes qu’a prises la « maladie de la mort » (Duras), l’avènement du transhumanisme, des clones (que la mort dédaigne), la mise en place d’un régime totalitaire où Big Brother est remplacé par un chorège.


Ça crève les yeux pourtant qu’il n’y a pas une semelle d’animaux ! Pas plus que des oiseaux, des plantes, des insectes, des arbres, des fleurs. Nous en avons le dégoût, l’horreur depuis que… depuis que… que quoi ? (…) C’est du passé (…) C’est oublié pour de bon (…) Aucun passé ne peut éclairer un présent, ce serait trop simple !

Dans le nouveau monde parallèle des défunts, il n’y a pas que les animaux, la flore à avoir été décimés. « Nécromanciens », « écumeurs d’épaves », « écorcheurs d’âmes », « vampires des vies de l’entre-là », les artistes, les écrivains en particulier, sont persona non grata, exterminés sur-le-champ si on en découvre un spécimen.

Si les deux récits s’emportent dans une dénonciation d’une société matérialiste, ayant joué avec la mort à Hiroshima et Nagasaki, à Tchernobyl, Fukushima, l’ayant défiée avec le clonage, loin d’être des textes à thèse, ils sont portés par une écriture hallucinatoire qui sonde la pulsion mortifère à l’œuvre depuis l’aube de l’humanité. Le titre Katame fude renvoie au pinceau de calligraphie des artistes nippons, des lettrés chinois. Évoquant la gloire d’un illustre peintre calligraphe, vénéré par les cours impériales, loué pour la maîtrise de son art, Katame fude décrit la déchéance, l’exil, la condamnation à l’errance de celui qui eut l’imprudence de prendre pour amante une princesse, fille d’un seigneur ennemi du royaume de Ryukyu. Le monde des formes se dissout dans l’alcool. Moins qu’un samouraï déchu, le lettré Tawaraya Uesugi est devenu un « ronin », un homme vague, déshonoré, rejeté par tous, proscrit parmi les proscrits. La déchéance lui ouvre les portes d’un voyage intérieur où, allégé de lui-même, se dessaisissant de son moi, il se défait de tout attachement aux illusions du monde. Expérimentant de nouvelles formes de peintures sauvages (« je me mis à peindre avec les mains, le sexe, les pieds, le torse, le cul »), le damné ignore qu’une pluie noire a dévasté Hiroshima et Nagasaki. Christian Coppin campe la rencontre du maudit et d’un jeune américain des Forces Armées, un marine qui sombrera dans la folie. Après avoir créé l’empire des images, donné naissance à Captain America, Tarzan, Popeye, Donald Duck, Flash Gordon et autres créatures de l’imaginaire collectif, l’Amérique engendre Little Boy, « le plus terrible des derniers de nos petits-fils » qui larguera sur l’archipel nippon « une turbulence de 10.000 soleils, une musculature de 13.000 tonnes de TNT ».

Vertigineuse exploration mentale des formes que prend Thanatos au cours de l’évolution des sociétés, Katame fude tourne son pinceau autour d’un rêve américain plongeant le monde dans le cauchemar des bombes A et H. Disney Land se prolonge dans l’apocalypse de Little Boy, Gadget et Fatman, des noms de comic strips pour les trois bombes déclarant la guerre nucléaire. Dans une langue baroque, échevelée, foisonnante, Christian Coppin convoque au rang de personnage Robert Oppenheimer, le père de la Sainte Trinité des bombes, un homme hanté par le Mahabharata dont il récitait par cœur certains versets. Des versets en sanscrit dont il crut capter le message et qu’il allait traduire dans la réalité le 6 et le 9 août 1945. Des versets que Christian Coppin retranscrit de son katame fude :

Un seul projectile chargé avec toute la puissance du feu. Une colonne de fumée et de flamme incandescente aussi brillante que 10000 Soleils se lève dans toute sa splendeur… C’était une arme inconnue, un désastre de fer, un messager de mort géante, qui réduit en poussière. La race entière des Vrishnis et des Andhakas… les corps étaient si brûlés qu’ils n’étaient pas reconnaissables. 

Véronique Bergen