Le 20 octobre 1996, 300.000 Belges défilaient dans les rues de Bruxelles, vêtus de blanc et en silence, à la suite de l’arrestation de Marc Dutroux et des nombreux scandales politico-judiciaires que l’affaire Dutroux a mis à jour. Si la marche blanche a déplacé les foules, elle a aussi fait couler beaucoup d’encre. Le n° 98 (mai-septembre 1997) du Carnet et les Instants consacrait, sous la plume de Laurent Robert, un dossier à la littérature née dans la suite immédiate de l’affaire Dutroux.
Une littérature le plus souvent de circonstance, un peu oubliée aujourd’hui, mais qui témoigne de cette époque pas si lointaine de l’omniprésence de l’ennemi public n°1 – en librairie comme dans les médias ou les conversations. Nous republions ici le dossier dans son intégralité.
Des livres pour la marche blanche
L’actualité regorge d’événements historiques qui, par la suite, s’avèrent sans effet ni consistance, rapidement contredits ou révoqués en doute par la volonté des uns ou l’inertie des autres. De la politique à l’économie, de la culture au sport, tout est historique et cesse de faire sens. C’est, paradoxalement, de la très commune et monotone rubrique des faits divers que sont venus les motifs de l’éveil : quatre – et maintenant cinq – enfants enlevées au soleil, violées, martyrisées, tuées dans une cave alors qu’elles pouvaient être sauvées, ont provoqué une prise de conscience sans précédent, comme si, au bout de l’ennui et du fatalisme, chacun était sorti de chez soi un matin en disant, comme un personnage de Jean Louvet : « Le monde, c’est pas ça, il faut changer. » On voudrait croire, dès lors, que depuis la marche blanche du 20 octobre 1996, rien ne sera plus pareil.
En Belgique, un cliché météorologique veut qu’un été pluvieux soit pourri. Avec la fin de l’été 1996, l’image s’est tragiquement réactualisée : décomposition des corps enfouis, ébranlement et pourrissement des systèmes policiers, judiciaires et politiques dans une démocratie en panne, dans ce qui n’est plus qu’une bureaucratie, par définition aveugle, inhumaine et autoritaire. Contrairement à ce qui prévalait habituellement dans la médiocratie paisible, les gens ne se satisfont plus d’une émotion passagère devant un téléviseur : ils bougent, réagissent, se parlent. Des ouvriers de VW Forest débraient après le dessaisissement du juge Connerotte. Le 20 octobre, trois cent mille personnes marchent dans les rues de Bruxelles. Des débats s’étalent dans les journaux et les revues. Des livres paraissent, dont certains témoignent de la reconquête d’une parole naguère réservée ou confisquée.
Des faits, un témoignage
Le principal suspect des meurtres de Julie, Mélissa, An et Eefje, et de l’enlèvement de Sabine et Laetitia, s’appelle Marc Dutroux, né le 6 novembre 1956 à Ixelles, de parents instituteurs. C’est un des premiers faits bruts que donne René-Philippe Dawant dans Marc Dutroux – Le dossier[1], prolongement écrit de l’émission spéciale de la RTBF consacrée en novembre dernier à l’Affaire Dutroux. L’ouvrage est particulièrement éclairant sur l’enfance et l’adolescence du malfaiteur. Fils aîné qui s’estime non-désiré, brimé par un père tyrannique et d’une santé mentale fragile, il accumule très tôt les ratages, les mécomptes qui conduisent aux méfaits et à la délinquance. De voleur-receleur, il devient violeur et, déjà, parvient à bénéficier des failles de l’institution judiciaire, dès qu’il est arrêté une première fois en 1986 : les très lourds dossiers à sa charge sont correctionnalisés, car la Cour d’assises du Hainaut est saturée notamment en raison des péripéties liées au procès des Borains impliqués dans les tueries du Brabant wallon. Dutroux évite ainsi une condamnation trop sévère et un examen psychiatrique approfondi. Par après, sa libération conditionnelle en sera grandement facilitée, comme se renforcera son sentiment d’être plus fort et plus malin que tout le monde. Le reste est mieux connu, qui se conclut par la libération de Sabine et Laetitia et la découverte des crimes horribles. Les recherches des équipes de « Au nom de la loi » et « Faits divers » s’attachent également au déroulement des différentes enquêtes, apparemment sans parti pris ni volonté de polémique. Devant les carences trop évidentes de la machine judiciaire, forcer la note n’est malheureusement pas nécessaire.
Le souci de laisser une trace sans apprêt, afin que personne n’oublie l’innommable, se retrouve dans le témoignage de Nabela Benaïssa[2]. « Au nom de (s)a sœur », elle rappelle comment un mercredi 5 août tout a basculé et comment une famille jusqu’alors sans histoire n’a plus connu que l’angoisse, l’attente du pire, la conscience d’un vide qui ne se comblerait pas. Elle fait preuve d’une grande lucidité lorsqu’elle évoque la vie quotidienne, réapprise sans Loubna, et lorsqu’elle aborde sa situation nouvelle de personnage public. S’il faut chercher une leçon à ce petit livre produit à chaud, c’est assurément celle de la tolérance et du respect d’autrui.
Des lectures
Peut-être la force de la marche blanche est-elle venue de son silence, de sa sérénité sans calicots ni slogans, sans discours revendicatifs ? Des centaines de milliers de personnes se sont rejointes un dimanche dans la capitale de l’Europe pour, en fait, ne rien dire hormis leur émotion, leur tranquille indignation et leur désir qu’autre chose apparaisse. C’était impressionnant de calme et de certitude, et parfaitement informulé. C’était le symbole à l’état pur, qu’il allait falloir décrypter et transcrire en projets. André Sempoux y répond en poète avec sept Nouvelles de Judas[3]. Son empathie pour la marche blanche et pour la souffrance des « enfants avilies » se veut discrète, dépouillée : elle n’en est que plus poignante. Le contraste est saisissant avec Les tunnels de Jumet, l’entretien que Claude Javeau a accordé à Laurent Raphaël pour le même éditeur (Les
Éperonniers)[4]. Analysant longuement les événements des derniers mois, le sociologue se montre surtout le zélateur de la Loi, le défenseur de l’orthodoxie contre des mouvements politiques et sociaux qi échappent aux grilles classiques de lecture. Il insiste fréquemment sur le rôle des experts universitaires détenteurs de la compétence face à la population ignorante du « fonctionnement des institutions », et il souligne que, dans la tourmente, l’Université est la « seule institution à ne pas faire l’objet d’attaques massives ». À force de vouloir se distancier – des faits et des gens -, les réflexions des intellectuels médiatiques deviennent des discours de classe et de caste, d’une extrême frilosité. Une même impression se fait jour au fil du texte de Marc Uyttendaele, paru dans le volume collectif L’Affaire Dutroux – La Belgique malade de son système[5]. L’auteur, à travers une douzaine de lettres fictives, accumule les poncifs concernant le Belge moyen, dont l’attitude oscille continuellement de la soumission à la critique, du coup de gueule à la quête du piston. Dans un article publié dans le dernier numéro de Réseaux[6], Laurent Demoulin décrit bien le « déshonneur » d’intellectuels qui ont tenu à « remettre l’église au milieu du village », en fustigeant le citoyen et en avalisant par là-même tous les statu quo. Il met en évidence combien Pierre Mertens fut, dans les pages du Vif-L’Express, un habile producteur de lieux communs et combien il est plus facile de « prête(r) au peuple des pensées honteuses » que d’écouter ce que chacun a réellement à dire – avec les nuances et les contradictions que cela suppose.
Dans L’Affaire Dutroux, des spécialistes (juristes, magistrats, politologues, sociologues, journaliste) étudient chacun un aspect de la crise selon leur domaine propre. Jean Vogel y discerne « les premiers pas d’une longue marche vers la réinvention de la démocratie ».
Sur les lèvres des politiciens de toutes tendances, le mot « citoyenneté » ne laisse pourtant pas d’effrayer ceux qui détiennent les quelques clefs rouillées du pouvoir, pour peu que soient envisagées les questions de la participation citoyenne et du contrôle démocratique des élus. De son côté, Joël Kotek voit dans la pillarisation – l’existence de familles idéologiques fermées sur elles-mêmes – dans la toute-puissance des partis politiques et dans la culture maladive du compromis l’origine des grippages du système belge. La crise économique n’a, en effet, plus permis à chaque pilier de satisfaire sa clientèle – en matière d’emplois ou d’avantages sociaux – sans entraver par ailleurs les missions d’un état moderne.
Aux antipodes d’une glose superficielle de l’actualité, des chercheurs de l’Université catholique de Louvain n’ont pas souhaité se départir d’une approche scientifique. La société indicible[7] propose une série de lectures à la fois pointues et volontairement provisoires de certaines transformations sociétales que connaît la Belgique d’aujourd’hui. Ainsi, Christine Masuy, de L’observatoire du récit médiatique, décortique les deux rétrospectives réalisées par RTL-TVI et la RTBF sur les meurtres de jeunes filles et la marche blanche. Deux conceptions s’opposent, de l’émergence d’un « civic journalism » – qui tient compte des préoccupations et des émotions du citoyen-téléspectateur – à la mise en forme de discours savants ou didactiques.
Une nouvelle citoyenneté
En conclusion de son interview, Claude Javeau ne peut guère éviter le thème de la « nouvelle citoyenneté ». Celle-ci, selon lui, ne doit pas se focaliser « sur les comportements de corruption au sein des partis politiques », « phénomène marginal », ni sur les « problèmes circonstanciels » que sont « la recherche de la vérité en matière d’investigation sur les disparitions d’enfants ». Elle doit davantage se concentrer sur les phénomènes « de niveau structurel » que constituent « les modifications de l’économie ». Dans La crise blanche, Alain Tondeur aborde ces questions de front et démontre leur étroite imbrication. Ce qui distingue Marc Dutroux d’autres tueurs en série, par exemple, n’est pas le raffinement dans la cruauté mais l’esprit d’entreprise, la recherche du profit par le biais du crime organisé. L’allocataire social de Marcinelle, le truand minable et crasseux, n’en était pas moins un bon capitaliste, propriétaire d’immeubles et d’actions, abonné à L’Écho de la bourse. Par conséquent, « il n’y a pas de Grand Commandeur du sanglant bordel belge », affirme le rédacteur en chef de La Gauche, mais des causes structurelles qui témoignent du fonctionnement habituel des institutions de l’État, auxquelles sont venues s’ajouter fautes personnelles et protections.
Les errements de la Justice ne revêtent pas une importance moindre que le drame du chômage ou la faillite de l’éducation : ils sont le résultat de politiques similaires, toutes guidées par les visions à court terme et par les nécessités de la gestion du Capital. Une certaine idée de la nouvelle citoyenneté, en paroles et en actes, est encore proposée dans la livraison annuelle de Réseaux. Florence Caeymaex, Laurent Demoulin et Clair Lejeune ont soumis des « pistes de réflexions » à une trentaine d’auteurs (écrivains, poètes, musiciens, philosophes, sociologues, psychanalystes, etc.), qui se sont exprimés en fonction de ce qu’ils sont et de ce qu’ils savent, mais mieux encore en citoyens, en femmes et en hommes dont la voix n’est pas officielle, pas autorisée, mais libre simplement. La nouvelle citoyenneté reviendrait peut-être à cela : que chacun délaisse le « taciturne état », dont parlait François Jacqmin, pour prendre position et atteindre au moins à la dignité de la parole retrouvée. Comme l’écrit Jean-Pierre L. Collignon, « si la parole ne trouve pas la place où se livrer à ses débordements, que l’on s’attende, alors, à des débordements d’une autre nature qui pourraient bien sonner le glas de ce régime et de ses valeurs obsolètes. » De ces flots d’interventions qui se donnent la réplique ou s’interpellent, épinglons les « contre-leçons » d’Éric Clemens, qui relève à son tour la « propension élitiste, sinon dictatoriale » de « ceux qui crient à la démagogie quand l’espace politique renaît ».
Goûtons la courte fable d’Anatole Atlas, qui taille des croupières à la « tartufferie de gauche » et aux ambiguïtés de nos dirigeants sociaux-démocrates. La pensée de Marx, martèle-t-il salutairement, n’est pas une effigie commode à brandir périodiquement quand, de toutes façons, on entretient la confusion pour mieux récuser les changements de politique.
Dans un texte intitulé « Faire le pas au-delà de l’histoire patriarcale », Claire Lejeune poursuit une recherche de la « citoyenneté poétique » qu’elle avait entamée dans plusieurs essais, parmi lesquels Âge poétique, âge politique. Elle rend compte d’une cassure entre un travail plus ou moins clos sur lui-même et la confirmation, par le geste et par la foule, qu’a représentée la marche blanche. L’intime relation entre l’éthique, le poétique et le politique, qui se vivait chez l’auteure comme une utopie de l’écriture, a eu droit à une naissance et à une reconnaissance concrètes. Un progrès éthique semblerait donc possible pour autant que l’on renonce au principe patriarcal d’autorité et d’Ordre moral et que « la conscience humaine (soit) capable d’un saut qualitatif ».
Laurent Robert
[1] René-Philippe DAWANT, Marc Dutroux – Le dossier, Luc Pire – RTBF Charleroi, coll. « Les dossiers d’Au nom de la loi », 1997.
[2] Nabela BENAÏSSA, Au nom de ma sœur, Labor, coll. « La noria », 1997.
[3] André SEMPOUX, Des nouvelles de Judas, Éperonniers, coll. « Maintenant ou jamais », 1997.
[4] Claude JAVEAU (interrogé par Laurent Raphaël), Les tunnels de Jumet – Les meurtres d’enfants et le malaise belge, Éperonniers, coll. « Sciences pour l’homme », 1997.
[5] L’Affaire Dutroux – La Belgique malade de son système, Complexe, 1997.
[6] Réseaux – Prises de paroles. La crise des pouvoirs et l’éveil des consciences en Belgique, Université de Mons-Hainaut, Centre interdisciplinaire d’Études philosophiques, n° 79-80-81, 1997.
[7] Nathalie BURNAY et al., La société indicible – La Belgique entre émotions, silences et paroles, Luc Pire, 1997.